Les Ahmadiyya d’Algérie: Réalités et discriminations

L’Algérie fait un pas en avant, deux pas en arrière. C’est à tout le moins ce qui ressort à la lecture de beaucoup de rapports publiés ces dernières années par les ONG de défense des droits de l’homme. Pendant ce temps, le discours officiel continuer à suggérer le fait que le gouvernement s’attellerait à opérer de profondes réformes au niveau judiciaire, notamment sur le plan technique.

Pour parler de cette question, Maître Salah Dabouz, avocat et président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), revient dans cet entretien sur une situation qu’il qualifie de « catastrophique », notamment pour ce qui concerne le traitement fait par l’Algérie aux libertés individuelles et à la liberté de culte, et ce en dépit des garanties de la Constitution algérienne en la matière.

 

Stractegia – Depuis quelques mois, plusieurs membres de la minorité religieuse des Ahmadis, les Ahmadiyya, ont été arrêtés et cités à comparaître devant la justice. Que leur reprochent les autorités algériennes exactement ?

Salah Dabouz – Le tort des Ahmadiyya est la nature de leur profession de foi : les autorités algériennes leur reprochent leur croyance. Il faut savoir que les Ahmadiyya, c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont choisi de se faire appeler, se définissent comme un mouvement réformiste, fondé par Mirza Ghulam Ahmad, à la fin du XIXème  siècle, au Pendjab, en Inde. En 1889, celui-ci déclara qu’Allah lui avait confié la tâche de rétablir l’islam dans sa version la plus pure. Il se déclara donc rénovateur et guide, ce qui fit en retour de l’Ahmadisme un mouvement combattu par les courants de l’islam traditionnel, pour qui le prophète Mohammed ne peut ni ne pourra plus être suivi d’aucun autre prophète.

Lorsque Mirza Ghulam Ahmad décéda, ses adeptes élurent un Calife. C’est ainsi que les Califes se succédèrent tour à tour, les Ahmadyyia en étant à leur cinquième calife aujourd’hui, incarné en la personne de M. Mirza Ahmed Masrour.

Les Ahmadiyya vivent en communauté indépendante et sont présents dans plus de 190 pays. Ils ont été déclarés non musulmans et persécutés au Pakistan, en Afghanistan et en Arabie Saoudite. Le mouvement est très actif dans le domaine de l’humanitaire, surtout en Afrique, où il a construit des hôpitaux, des cliniques et dispensaires, mais aussi des écoles et des centres de formation ouverts gratuitement à tous.

L’une des brèches de l’histoire omise, ou disons plutôt marginalisée, est le fait que Sir Zafrullah Khan, diplomate et homme politique pakistanais, militant de la Ligue musulmane, ancien ministre des Affaires étrangères, président de l’Assemblée Générale des Nations Unies et président de la Cour Internationale de Justice, était un musulman issu de la communauté des Ahmadiyya. Khan avait ainsi offert son soutien au Front de Libération Nationale (FLN), en accordant à Ahmed Ben Bella un passeport diplomatique pakistanais, afin que celui-ci puisse voyager à l’étranger en dépit des persécutions exercées à son encontre de la part de la France coloniale et de ses alliés de l’époque. Plus tard, une aide similaire fut également apportée à Ferhat Abbas.

Ainsi, et pour revenir à la question des Ahmadiyya, la déclaration de novembre 1954 nous dit que le but de la révolution est l’indépendance nationale, et que celle-ci passe par la restauration d’un État algérien souverain, démocratique et social, dans le respect des principes islamiques. Seulement, il existe un second paragraphe, que beaucoup jettent volontairement aux oubliettes, qui complète ce premier paragraphe et qui précise que tout ceci doit aussi se faire dans le respect de toutes les libertés fondamentales, sans distinction ni de race ni de confession. Avec la chasse aux Ahmadiyya qui a été lancée, et devant bien d’autres comportements violant les principes énoncés à ce second paragraphe, à mon humble avis, nous assistons à une remise en cause des principes fondamentaux de l’objectif même de la révolution.

Stractegia – Combien d’Ahmadiya ont déjà été condamnés à faire de la prison ? Quelles sont les peines les plus lourdes qui ont pu être prononcées à leur encontre ?

SD – Près de 290 personnes issues de la communauté des Ahmadiyya ont été poursuivies à ce jour, dans un total de 31 wilayas. Ces poursuites se sont faites sur la base de rapports des services de renseignement. Une vingtaine de ces personnes a fait de la prison ferme, écopant de peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison ferme ; mais tous ont ensuite été libérés, suite aux critiques et aux pressions internationales. La période la plus longue passée en prison par ceux qui étaient en détention fut de 18 mois.

Stractegia – Pour inculper ces personnes, la justice algérienne se base sur les termes d’une ordonnance destinée aux non-musulmans, si l’on en croit les déclarations que vous avez faites à la presse. Que dit cette ordonnance ? Est-elle en contradiction avec la Constitution algérienne ?

SD – Les membres de l’Ahmadiyya sont poursuivis sur la base de plusieurs textes de loi, mais sans que ces actes d’accusation ne soient étayés par aucun fait. Ils sont surtout poursuivis pour des chefs d’accusation tels que l’offense au prophète et le dénigrement du dogme ou des préceptes de l’Islam, sur la foi de l’article 144 bis du code pénal ; ou la collecte de fonds sans autorisation, chose contraire aux articles 8 et 9 de l’ordonnance n°06-03, qui fixe les conditions et les règles d’exercice des cultes autres que musulman. Ces poursuites sont pourtant abusives, ne serait-ce que parce que les Ahmadiyya se disent musulmans.

Nous avons remarqué par ailleurs que des Directions des affaires religieuses se sont constituées en parties civile, et ont même présenté des demandes d’indemnisation devant les « préjudices » que les Ahmadiyya leur auraient causé ! Le comble, c’est que c’est le ministre des affaires religieuses en personne qui a mené cette campagne anti-Ahmadiyya, prétendant que ce sont là des groupes terroristes préparant des attentats dans des stades, ou encore les désignant – sans les nommer – comme des groupes manipulés par des services de renseignements étrangers. La demande la plus saugrenue cependant, c’est celle qui exigeait d’eux qu’ils se déclarent non-musulmans afin de pouvoir exercer leur culte en Algérie.

Il faut signaler par ailleurs que l’ordonnance n°06-03 fixant les conditions et règles d’exercice des cultes autres que musulman est anticonstitutionnelle, car l’article 32 de la constitution est clair : il stipule que les citoyens sont égaux devant la loi, et qu’aucune discrimination ne peut prévaloir sur la base de motifs tels que la naissance, la race, le sexe, l’opinion ou encore toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale.

Stractegia – Les Ahmadis ne seraient-ils pas les seuls à subir les pressions du pouvoir politique, qui agit via son bras judiciaire ? Et peut-on dire que la liberté de culte est respectée et protégée en Algérie ?

SD – Que dire lorsqu’un ministre des affaires religieuses pense qu’il est ministre du rite malékite et que sa mission est de faire la promotion de sa propre croyance, dans le but de rallier tous les citoyens à son rite ? Qu’ajouter lorsqu’il qualifie cette démarche de « référence religieuse nationale » (marja’iya diniya wataniya), un concept jamais évoqué auparavant, qui n’existe pas dans les textes fondamentaux, et qui, par-dessus-tout, est anticonstitutionnel et complètement en porte-à-faux avec l’article 42 de la constitution qui stipule que la liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables ?

De plus, ce ministre ne se contente pas de faire des déclarations qui sèment l’exclusion, et de créer la fitna (discorde), en justifiant son combat contre les Ahmadiyya par le motif qui veut qu’appartenir à un rite religieux « différent » pousserait à la création d’une société communautaire (moujtama’ taefi). En réalité, le combat que mène ce ministre contre les Ahmadiyya est un avant-goût de la lutte qu’il souhaiterait mener contre toutes les minorités religieuses, qu’elles soient musulmanes, monothéistes ou autres. Preuve en est l’arrêté du 16 avril 2017, publié dans le JO N° 51 du 30 août 2017, qui fixe la formule et le mode de l’appel à la prière, et qui ne reconnait que le rite malékite, excluant ainsi de fait les rites ibadite, chaféite, ahmadite ou même chiite.

Stractegia – A travers le cas des Ahmadis, quelle évaluation faites-vous de la situation des droits de l’homme en Algérie, étant vous-même responsable de la Ligue algérienne des droits de l’homme, toujours en attente d’agrément ? Vous avez d’ailleurs affirmé à plusieurs reprises, à ce titre, subir des pressions de la part du pouvoir…

SD – Il faut savoir avant tout que la Ligue Algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme est une association nationale agréée par décision du ministre de l’intérieur, feu Abou Bakar Belkaïd, le 26 juillet 1989, sous le numéro 603, publié au JO N° 44 du 18 Octobre 1989, et mis en conformité par l’Assemblée générale des 27 et 28 décembre 2013.

Ceci étant précisé, la situation des droits humains en Algérie est catastrophique : le pouvoir en place a choisi d’empêcher les citoyens d’exprimer leur désarroi, dans tous les domaines, sans pour autant s’occuper des problèmes relatifs à leur situation socio-économique. Un état d’urgence de fait prévaut dans la capitale ainsi que dans certaines villes autres, telle Ghardaïa, où le Wali a décrété un couvre-feu qu’il reconduit tous les six mois, en violation des dispositions constitutionnelles. Il livre la gestion de certaines villes de cette wilaya aux services de sécurité, sachant pourtant que de telles situations ne peuvent être décrétées qu’après approbation du parlement.

Par ailleurs, il se trouve que certains syndicalistes perdent leur travail du fait justement de leur activisme. Certaines entreprises publiques refusent carrément d’intégrer des syndicalistes, malgré des décisions de justice dénonçant ces abus, comme fut le cas avec Tarek Ammar Khoudja et Mourad Nekkache, tous deux employés de la Poste qui avaient pris l’initiative de créer un syndicat. Ces deux hommes se retrouvent sans emploi aujourd’hui.

Un autre cas alarmant que je pourrais citer est celui de Mourad Tchiko ; il s’est exilé en Suisse, résigné, après avoir vainement tenté de résister à plus de dix ans de cabale judiciaire à son encontre. Son dossier reste mystérieusement bloqué au niveau de la Cour suprême, alors qu’un un certain Directeur Général de la protection civile a juré qu’il (Mourad Tchiko) ne pourrait plus mettre les pieds dans l’entreprise dans laquelle il travaillait.

Aujourd’hui, des syndicats, des associations, ainsi que des partis politiques, bien qu’ils remplissent toutes les conditions requises par la loi, restent non-agréés. Des blogueurs se retrouvent en prison pour avoir osé donner leur avis sur la toile et ils sont poursuivis par le parquet, sans jamais avoir de plaignant en face.

Des avocats sont également poursuivis en justice, pour avoir simplement fait leur travail, sans que leur corporation ne bouge le petit doigt. Celle-ci ne se manifeste d’ailleurs que lorsqu’il s’agit de la loi de la profession, et elle ne bouge que sous le contrôle de l’exécutif. Je pense qu’une telle situation ne peut être qualifiée que de catastrophique.

Stractegia – Outre les Ahmadis, vous plaidez la cause des détenus politiques de Ghardaïa. Où en sommes-nous aujourd’hui de cette question sur le plan judiciaire ?

SD – La violence qu’a connue Ghardaïa, de novembre 2013 à juillet 2015, n’est rien d’autre que reflet d’un plan à caractère criminel mettant en relief l’action de fonctionnaires dont le seul but était de déstabiliser le Mzab. Il aurait fallu déclencher l’un des mécanismes onusiens existants afin de libérer ce groupe de militants, dénonciateurs d’actes criminels, qui ne faisaient que développer des activités pacifiques type journalisme citoyen. C’est à ce titre que ces militants établissaient des comptes rendus journaliers, écrits ou filmés, qui relataient via réseaux sociaux les actes terroristes dont leur communauté était victime, dans le but de les porter à la connaissance de l’opinion publique nationale et internationale. Il faut savoir que c’est une communauté dans son ensemble qui faisait ici face à une violence organisée ; cette violence était accompagnée, et même souvent encadrée, par des agents des services de sécurité qui protégeaient les bandes de jeunes encagoulés, et les aidaient à se frayer un chemin aux fins de mener leurs offensives sans merci. Ainsi, les activistes politiques humanitaires poursuivis en justice n’ont pas d’adversaires – mis à part le parquet.

La cerise sur le gâteau fut la déclaration de M. Ammar Saïdani, qui, en sa qualité de SG du FLN, et en date du 5 octobre 2016, avait accusé le général Toufik, directeur du redoutable Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), d’être le commanditaire de cette pagaille organisée. Après une telle déclaration, et devant autant de preuves, dites-moi si l’on peut encore avoir des doutes sur ce qui s’est réellement passé au Mzab ?

Stractegia – En tant qu’avocat, vous avez certainement pris connaissance du dernier message adressé par le président Abdelaziz Bouteflika au corps de la justice, à l’occasion de la célébration de la journée nationale de l’avocat, le 24 mars dernier. Avez-vous des commentaires à faire sur son discours ainsi que sur la profession d’avocat et le secteur de la justice, tous deux très liés à la question des droits de l’homme ?

SD – Ce que je regrette beaucoup, en tant qu’avocat, c’est le fait que les responsables de cette corporation aient accepté de célébrer cette journée sous le parapluie de l’exécutif ; cela va à l’encontre de l’article 2 de la loi 13–07 sur la profession d’avocat, qui stipule que celle-ci est une profession libre et indépendante.

Je crains qu’il y ait une contrepartie à cette couverture de la profession par l’exécutif, sachant qu’un projet d’amendement de la loi sur la profession d’avocat est sur la table du ministre de la justice, dont l’un des points « chauds » est la question de la multiplication des mandats des bâtonniers. J’ai bien peur que la profession d’avocat ne puisse plus évoquer des noms précédés par la qualification d’ « ancien bâtonnier » à l’avenir.

Pour revenir à votre question, je dirai simplement que nous sommes, malheureusement, habitués à entendre des discours du Président de la République ; ceux-ci contredisent l’action réelle que développe l’exécutif, et ils ne nécessitent aucun commentaire. Le plus important, aujourd’hui, c’est que les avocats puissent agir au plus vite, de manière à ce que la profession puisse reprendre sa place et jouer son rôle véritable dans la société. A ce propos, je tiens à saluer nos confrères tunisiens, qui ont su encadrer la contestation et marquer l’évolution vers un régime démocratique qui consacre la séparation et l’équilibre des pouvoirs ; cela leur a d’ailleurs valu, ainsi qu’à d’autres composantes de la société civile, le prix Nobel de la paix.

Stractegia – Pourquoi est-il si difficile aujourd’hui, en Algérie, de militer pour les droits de l’homme et la liberté d’expression ? Est-ce que cela est lié à la faillite de la classe politique ? Ou plutôt à la faillite de la société civile et à son étouffement progressif par le pouvoir politique ?

SD – Il a toujours été difficile de militer pour les valeurs modernes en Algérie, telles que la démocratie, les droits et libertés ; mais je pense qu’avec l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, et surtout après la décennie meurtrière que nous avons connue dans les années 1990, les autorités publiques ont cru qu’il serait utile de donner un tour de vis à chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Telle est la nature du régime politique en place depuis l’indépendance, qui refuse tout optique autre que celle conçue et mise en place par la génération de novembre 1954.

Abdelaziz Bouteflika avait bien dit en 2004 que la mission de cette génération était terminée, mais c’est aussi exactement à partir de ce moment-là qu’il s’est encore plus accroché au pouvoir, et qu’il s’est allié avec la tendance la plus conservatrice de la société, à savoir les confréries (Zawias). De ce fait, je pense que le pouvoir en place est très loin de s’occuper de questions liées aux valeurs modernes, telles la démocratie et les droits et libertés. Pour ce faire, il faudrait que la réforme profonde du système politique soit provoquée par la base de la pyramide, et qu’elle soit bien encadrée par une classe politico-sociale ouverte et à l’orientation moderniste.

Propos recueillis par Ameziane Rachid

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