Djabelkhir: « Il y a une prédominance du salafisme wahhabite en Algérie »

L’Algérie, qui a vécu une meurtrière décennie noire de terrorisme islamiste dans les années 1990, demeure confrontée à un intégrisme alimenté par l’expansion du salafisme wahhabite. Dans cet entretien accordé à Stractegia, l’islamologue Saïd Djabelkhir revient sur cette problématique. Il explique la part de responsabilité du pouvoir algérien dans la propagation des idées extrémistes au sein de la société algérienne, chez laquelle la religion est devenue un enjeu central dans la formation de l’identité de l’Algérien.

Stractegia – Vous venez de lancer le « Cercle des Lumières pour la Pensée libre », un groupe de réflexion ouvert à tous les Algériens, mais qui veut rester à l’écart de toute querelle d’ordre politique ou religieux. Qu’est-ce qui a motivé la création de ce cercle ?

Saïd Djabelkhir – Le « Cercle des lumières pour la pensée libre » a été lancé en 2014 par mon ami Mehdi Bsikri et moi-même, afin d’ouvrir un espace pour le débat, le dialogue, l’échange libre des idées, le respect et l’acceptation de l’autre et de la différence, ainsi que pour encourager le vivre ensemble. Le Cercle a été lancé à un moment où la régression de la rationalité et de l’esprit critique étaient devenus monnaie courante dans notre société. Ce phénomène a fait que les Algériens commençaient à étouffer, confrontés qu’ils étaient à une atmosphère de takfirisme qui se caractérise par son exclusion, voire son excommunication de « l’autre », un « autre » qui s’avère être musulman à part entière mais qui a le malheur de ne pas penser comme la majorité. C’est la raison pour laquelle nous pensons à l’institution du Cercle des lumières. Cette initiative est basée sur l’idée qu’il faut accepter tous les Algériens, avec toutes leurs idées, croyances et confessions, sans exception aucune ; qu’il faut s’accepter et s’écouter les uns les autres, et entamer un dialogue constructif pour le bien de tous et surtout pour le bénéfice l’Algérie de demain.

Stractegia – Depuis quelques mois, vos interventions dans les médias algériens et vos réflexions sur les réseaux sociaux au sujet de l’islam ont provoqué beaucoup de réactions hostiles, parfois haineuses, à votre encontre. Certains sont allés jusqu’à vous accuser de salir l’image de l’islam, voire de ne pas être musulman vous-même. D’où vient toute cette agressivité à votre égard, vous qui avez au contraire la réputation d’être un islamologue réformateur, promoteur d’une nouvelle lecture de l’Islam ?

SD – Je pense que la source principale de cette agressivité à mon égard vient du fait que la majorité de nos concitoyens ne connait l’islam que de loin, et qu’elle n’y adhère que par hérédité. Cette catégorie de la population n’exerce en effet aucune réflexion sérieuse ou questionnement critique sur les textes sacrés (Coran et Sounna), alors qu’à l’origine, la religion est un objet de réflexion et non pas de consommation. Il est déplorable que la majorité de nos concitoyens consomment le religieux au lieu de le questionner et d’y réfléchir. Dans mes conférences, et même dans mes échanges par messagerie privée sur les réseaux sociaux, on me pose souvent la question de savoir si je suis où pas musulman ; je réponds toujours que, normalement, j’ai le droit de ne pas répondre à ce genre de questions, car il s’agit là d’un domaine privé et très intime. Je n’ai pas à crier sur les toits et devant les caméras le fait que je sois ou pas croyant ou musulman. La religion est mon domaine de spécialité, dès lors, j’ai des idées à proposer. Il est vrai que les idées que j’avance sont souvent assez critiques, et parfois, même choquantes, mais il n’en demeure pas moins que mes concitoyens sont appelés à apporter la contradiction rationnelle à mes idées et non me demander de crier mes croyances intimes, qui ne concernent que moi.

Il y a une autre source à cette agressivité : il s’agit du discours médiatique dogmatique et obscurantiste, qui s’obstine et persiste à instrumentaliser le religieux à des fins mercantilistes ; je pense surtout ici à la presse arabophone ainsi qu’à certains médias de renom.

La troisième source de cette agressivité réside dans l’école, et dans les programmes scolaires, qui, malheureusement, instrumentalisent aussi le religieux et ont besoin d’être radicalement révisés en vue d’une mise à jour qui respecte les notions de citoyenneté, des droits de l’homme, des valeurs humaines universelles et du vivre ensemble.

Stractegia – Le refus du débat au sujet de l’islam est-il le résultat d’une déstructuration de la société algérienne, qui a vécu la décennie de terrorisme des années 1990 et un règne politique de presque deux décennies du président Abdelaziz Bouteflika ? Ou serait-ce le résultat d’un travail d’endoctrinement que l’on pourrait faire remonter au début des années 1970, quand Alger œuvrait à « l’importation » de prêcheurs d’autres pays arabo-musulmans, à la tête desquels l’on retrouvait le défunt imam Ghazali ?

SD – Le refus du débat au sujet de l’islam au sein de notre société est le résultat à la fois de l’ignorance du véritable contenu des sources de l’islam, des programmes scolaires, du discours médiatique ; s’ajoutent à cela les deux causes que vous avez citées dans votre question. En effet, le projet de Réconciliation nationale a réglé le volet sécuritaire de la crise des années 1990, mais il n’a pas réglés son volet politique ; de même, il a laissé de côté les notions de vérité, de justice et de mémoire. Au jour d’aujourd’hui, l’Algérie est toujours confrontée au problème de l’intégrisme. Je suis désolé de dire que, malgré les 200.000 victimes de la décennie rouge, nous n’avons toujours pas réussi à capitaliser sur cette tragédie, car tout laisse à croire que nous sommes revenus à la case départ. L’intégrisme est toujours là, la violence religieuse – prise au sens verbal – est toujours là, le projet de l’islam politique est toujours là. Alors, qu’est ce qui a vraiment changé, à part le sécuritaire ? Je me pose la question.

Stractegia – Peut-on parler aujourd’hui en Algérie d’une prédominance du salafisme comme courant de pensée et de pratique de l’islam ? Quel est le poids réel de la madkhaliya – référence au cheikh salafiste Rabie al-Madkhali – en Algérie et pourquoi une telle percée dans la société algérienne?

SD – Je pense que nous pouvons parler d’une prédominance du salafisme wahabite en Algérie. La madkhaliya n’est en fait qu’une mise à jour du wahhâbisme opérée par le cheikh Rabie Al-Madkhali. Il faut savoir que cette personne propage, et ce depuis plusieurs années, les termes d’une fatwa selon laquelle tous les musulmans seraient dans l’obligation religieuse de prêter allégeance (bayaa) au roi saoudien. C’est une fatwa consultable par tout le monde sur Internet. Nous assistons en effet à une percée du wahhâbisme en général et de la madkhaliya en particulier, et je pense que c’est là une résultante logique de la prospérité du salafisme telle qu’elle survenue à partir de 2000, c’est-à-dire après la Réconciliation nationale. Sous la protection de lois en vigueur, les salafistes ont réussi à accumuler des fortunes colossales qui expliquent les moyens qu’ils se sont donnés pour propager leur idéologie. Tout me monde sait, à titre d’exemple, qu’ils ont aujourd’hui le monopole du marché de la téléphonie mobile et de la lingerie fine, sans parler de leurs alliés saoudiens et autres, qui les financent à partir de l’étranger sous différentes couvertures. Et là je voudrais attirer l’attention sur le rôle des milliers d’agences de voyages qui organisent les voyages pour les pèlerinages du Hajj et de la Omra, et qui à mes yeux sont très loin d’être innocentes. Les salafistes se sont dotés de dizaines, si ce n’est de centaines, de maisons d’édition et revues, ainsi que de milliers de sites, blogs et pages Facebook qui font la propagande de leur idéologie. Il faut dire aussi, sans généraliser, que le salafisme/wahhâbisme/madkhalisme remplit un vide immense laissé par nos intellectuels progressistes, qui ont démissionné de la scène socioculturelle et dont certains ont tourné affairistes et opportunistes.

Stractegia – La guerre opposant un groupe de salafistes algériens à Mohamed Ali Ferkous, qui se considère le représentant légitime du courant de la madkhaliya en Algérie, a poussé le ministre algérien des Affaires religieuses et du Waqf, Mohamed Aissa, à réagir à leur encontre, sans cependant les citer nommément. Cela est-il dû à un mouvement de panique chez les autorités, ou s’agit-il seulement d’un avertissement à l’encontre de ceux dont l’activité échappe au contrôle gouvernemental de l’islam officiel ?

SD – Considérant l’immensité des intérêts qui sont en jeux dans la sphère salafiste, je pense que ce genre de conflits internes est tout à fait normal. Concernant la réaction officielle, je pense que c’est un rappel à l’ordre adressé aux salafistes et un rappel des lignes rouges que le pouvoir ne permettra pas de dépasser, ou du moins de l’espère.

Stractegia – le ministre des Affaires religieuse et du Waqf a annoncé récemment la création du Dar el-Iftaa malékite, aux fins de faire face à l’influence croissante des fatwas diffusées par une multitude de chaines satellitaires originaires de pays du Golfe. Pourquoi d’abord cette institution vise le fiqh malékite seulement, sachant qu’il y a aussi des tenants d’autres rites en Algérie ? Ensuite, cette institution obtiendra-t-elle l’impact auquel elle aspire auprès des Algériens, ou servira-t-elle plutôt en premier lieu le régime et ses tentatives d’instrumentalisation du religieux ?

SD – Avant de créer le Dar el-Iftaa malékite, je pense qu’il faudrait revoir à la base les programmes de formation des cadres religieux, et même ceux de la faculté des sciences islamiques, faculté qui se trouve être sous l’influence directe du salafisme/wahhâbisme. Il ne sert à rien de créer un Dar el -Iftaa alors que la majorité do nos mosquées sont sous l’influence d’imams salafistes. Je pense que le référent religieux officiellement annoncé en Algérie – à savoir la trilogie Malékisme, Achaarisme et Soufisme – a besoin d’être revu et largement expliqué et vulgarisé. Les Algériens aujourd’hui reçoivent de chaînes satellitaires faisant la promotion de diverses écoles religieuses musulmanes, mais ils ne connaissent rien ou presque de la trilogie officielle. Personnellement, je ne connais aucun imam qui parle de malékisme où de soufisme, et encore moins d’Achaarisme, dans ses prêches. En effet, l’Achaarisme et le soufisme sont perçus par la majorité écrasante des imams comme une innovation religieuse (une bidaa), pour ne pas dire une hérésie. Alors, avant de parler du Dar el-Iftaa malékite, il faudrait peut-être expliquer les choses au préalable aux Algériens et les convaincre de la trilogie religieuse officielle. Et là, force est de constater qu’il n y a pas qu’un seul soufisme mais plusieurs, et qu’il n y a pas qu’un seul malékisme mais plusieurs. Les islahistes (réformateurs) algériens nous parlent depuis plusieurs années de ce qu’ils appellent « le soufisme sunnite », que personnellement je ne connais pas et ne comprends pas. Quant au malékisme, il existe aujourd’hui en Algérie un malékisme salafiste wahhabite anthropomorphiste dit « moudjassim », importé d’Arabie Saoudite, qui présente l’imam Malek comme un salafi wahhabi takfiri pur et dur.

Stractegia – Plusieurs mosquées, souvent non-achevées, ou non-pourvues en imams par les autorités, sont entre les mains de salafistes. Il existe même des représentants de ce courant au sein des mosquées disposant d’un imam pourtant envoyé par le ministère des affaires religieuses. Cela est-il le résultat d’une absence préméditée des pouvoirs publics qui leur cède le terrain, comme cela est le cas dans certaines régions de Kabylie, où la situation est très tendue entre les populations de certains villages et les salafistes ?

SD – Je pense que l’Etat est en partie responsable de cette situation. L’envoi d’étudiants algériens en Arabie Saoudite pour faire des études religieuses ne date pas d’hier, c’est un projet qui a été officiellement chapeauté et qui a commencé au début des années 1980. J’ai moi-même été sollicité par un cadre du ministère des affaires religieuses pour faire partie de ces étudiants, et j’ai refusé. Je n’avais rien à payer, tout était pris en charge par les Saoudiens, même deux billets d’avion par an pour venir voir ma famille, avec une bourse d’étude et tout le reste. Cela dit, je pense aussi que le pouvoir veut créer un certain équilibre en Kabylie face à certaines revendications non acceptées par le pouvoir.

Stractegia – Peut-on considérer que l’Etat perd le contrôle de ses écoles et instituts de formation face à la progression du salafisme ?

SD – Je ne pense pas qu’il en ait totalement perdu le contrôle, mais je pense que s’il ne fait rien pour au moins revoir à la base les programmes de formation dont j’ai parlé plus haut, il en perdra vraiment le contrôle.

Stractegia – Selon vous, à quoi renvoie la notion de « référent national », dont parlent si souvent les « élites religieuses » et les autorités algériennes dans leurs réponses à la propagation du wahhabisme ?

SD – Je pense que j’ai déjà répondu à cette question. Mais j’ajouterai qu’il ne faut pas oublier qu’en Algérie, nous n’avons pas que le malékisme ; nous avons aussi le hanafisme dans certaines villes comme Médéa et Blida, tout comme nous avons l’ibadhisme. En plus, nous ne pouvons pas parler de l’Achaarisme ou du soufisme comme éléments incarnant un référent national, puisqu’ils ne sont même pas présents dans les programmes scolaires. Alors je pose la question suivante : si l’Algérien n’entend jamais parler de cette trilogie officielle à l’école, comment pourrait-il la comprendre ou l’accepter une fois devenu adulte ? De plus, il faut bien convenir de ce que, à l’école, les programmes et les professeurs ne parlent à nos élèves ni de malékisme, ni d’Achaarisme, ni de soufisme. Ils leurs parlent de salafisme, de wahhabisme et d’ikhwanisme.

Stractegia – Les zaouïas assumeraient, selon certains, un rôle plutôt politique en servant d’avant-poste pour le régime, surtout durant les échéances électorales. Si c’est vraiment le cas, à quel degré seraient-elles instrumentalisées ?

SD – Depuis la fin des années 1990, et à des fins politiques et électoralistes, nous avons assisté à la création de ce que j’appelle des « boutiques confrériques ». Il s’agit de zaouïas fabriquées de toutes pièces, qui n’ont aucune authenticité ni légitimité dans la sphère du soufisme. Personnellement, je ne suis pas pour le mélange entre le politique et le religieux, et encore moins pour l’instrumentation du soufisme dans la politique, comme cela est le cas pour le conflit entre l’Algérie et le Maroc au sujet de la Tidjania. Je pense que le soufisme se trouve très au-dessus des frontières et des querelles politiques. Il faut laisser les soufis tranquilles dans leurs zaouïas, avec leurs chapelets et leurs awrads, du moment qu’ils n’ont jamais fait de mal à personne.

Stractegia – Les zaouïas pourraient-elles constituer un rempart contre la propagation du salafisme en Algérie ?

SD – Le soufisme a toujours été l’ami et l’allié de toute l’humanité, et n’a jamais été l’ennemi de personne. Mais il est vrai qu’il peut être l’un des remparts, quoique pas le seul, face à la propagation du salafisme. Je pense que l’autre rempart pourrait bien être le retour au rationalisme et à l’esprit critique dans le cadre d’une réforme islamique. Sans oublier le retour à nos valeurs traditionnelles populaires et millénaires.

Stractegia – Quel est votre sentiment sur le futur qui attend l’Algérie sur le plan des interactions entre société et religion ?

SD – Je pense que la jeune génération algérienne tend vers une plus grande liberté dans sa façon de réfléchir et de voir les choses, surtout en ce qui concerne le domaine religieux. L’islam algérien de demain sera multicolore, de même qu’il y aura de nouvelles idées et tendances idéologiques et comportementales. L’Algérie de demain sera l’Algérie des couleurs qui resteront fidèles aux couleurs de l’Algérie.

 

Propos recueillis par Ameziane Rachid

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