« Ce que veut la Libye »: Retour sur la visite du MAE libyen à Madrid

Les problèmes de la Libye sont complexes, mais la manière par laquelle les gouvernements européens les perçoivent sont assez connus. Pays riche en pétrole, route migratoire importante vers l’Union européenne, la Libye est aussi vue par ses voisins septentrionaux comme un pays en proie à l’instabilité politico-sécuritaire et au règne des milices, sur fond de tensions tribales, de sous-développement des infrastructures, ou encore de divisions politiques.

Moins connue chez les Occidentaux est la vision que peuvent avoir les institutionnels libyens de leur propre pays. Cette relative inconnue d’autant plus de pertinence aux propos tenus par le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement d’Entente nationale (GEN) libyen, M. Mohammed Taher Sayala, lors d’une réunion qu’il a tenue avec des diplomates, journalistes, hommes d’affaires, experts et observateurs à la mi-septembre 2018 à Madrid, dans les locaux de la Casa Árabe.

Ingérences et diplomatie

S’il considère que le développement économique demeure un moteur privilégié pour l’amélioration de la situation politique à terme, M. T. Sayala ne nie pas pour autant le fait que la Libye doit beaucoup de ses problèmes aux ingérences faites par des pays étrangers, nombre d’entre eux régionaux. Qatar, Émirats arabes unis et Égypte font ainsi partie, à ses yeux, de ces États qui ont fait subir à la Libye, depuis l’année 2011, nombre de désarrois, dont la prolifération massive d’armes à échelle du territoire. Le résultat en a été une forme de militarisation des perspectives inter-libyennes, sur fond de renforcement des milices armées.

Conscient des difficultés qu’il y a à résorber la crise libyenne, M. T. Sayala n’en est pas moins convaincu de ce que les efforts diplomatiques, dont ceux conduits par l’ONU, peuvent aider à avancer positivement. Favorable à des sanctions – ou à tout le moins à des menaces de sanctions – à l’encontre « des » (sic) milices armées en action à Tripoli, Sayala ne voit cependant pas le salut de la Libye autrement que dans la mise en place d’un pouvoir le plus représentatif possible des tendances et des choix de la population libyenne. Il insiste ainsi sur le fait qu’ethnies, « minorités », tout comme les personnes représentant des tendances idéologiques diverses (dont les soufis, ou les Frères musulmans), doivent toutes avoir voix au chapitre. Cette ouverture affichée le pousse d’ailleurs jusqu’à évoquer le cas complexe de l’homme fort de l’est libyen, le général Khalifa Haftar, dont il ne nie en rien, ni le pouvoir, ni le fait qu’il devra continuer à avoir « un rôle » (sic) en Libye.

Le drame migratoire

Reste le problème épineux des migrations. Ici, le ministre libyen des Affaires étrangères voit essentiellement quatre priorités à adresser :

  • La nécessité pour la communauté internationale de promouvoir plus de politiques de développement dans les pays africains, source principale de ces migrations ;
  • L’importance pour les Européens de prendre conscience de ce que les actions à privilégier doivent privilégier la partie frontalière méridionale de la Libye, point de passage privilégié pour les migrants, plutôt que la mer Méditerranée ;
  • L’impératif que consiste l’octroi de plus d’aides financières à la Libye, afin qu’elle puisse régler ses problèmes, en termes notamment de gestion des mouvements de déplacés internes et d’entretien des camps d’accueil des réfugiés ;
  • Le développement de politiques plus efficaces contre les trafiquants en tous genres, et le déploiement de plus de moyens en ce sens.

S’ajoute aux propos du ministre libyen le fait que, selon lui, l’Espagne n’ait toujours pas développé, pour l’heure, une politique digne de ses réels moyens en Libye. Présent certes par l’intermédiaire de la compagnie pétrolière Repsol, Madrid se voit cependant faire remarquer par M. T. Sayala que les Espagnols se font attendre sur d’autres domaines. Et que les Libyens comprennent d’autant moins leur retard que l’Espagne est perçue très favorablement, du fait notamment de son soutien à la révolution de Février-2011. Il suffirait pourtant que Madrid décide de rouvrir son ambassade à Tripoli en signe de bonne volonté, insiste ainsi le ministre libyen des Affaires étrangères. Et de préciser qu’il ne faudrait pas non plus que cette décision tarde trop.

L’impuissance libyenne

L’appel de M. T. Sayala est logique, et tout à fait compréhensible. En dépit de difficultés qu’il ne cache pas, le chef de la diplomatie libyenne sait que son pays traverse une phase critique, pendant laquelle il importe pour Tripoli d’obtenir le plus grand nombre de soutiens internationaux. Les réouvertures d’ambassades, dont 42 sont actives à ce jour, seraient un pas important en ce sens, puisqu’elles suggèreraient – même si cela venait à s’avérer factice – une capacité de la part du Gouvernement d’Entente nationale à faire prévaloir ordre et stabilité – à défaut cependant de souveraineté – sur une partie au moins de son territoire.

La Libye a cependant besoin de bien plus pour se gagner la confiance de ses pairs. Les points évoqués par le ministre libyen des Affaires étrangères sont tous fondamentaux pour la compréhension de la Libye ; mais ils s’accompagnent de la nécessité pour les Libyens, politiciens comme citoyens, de se mettre d’accord sur la nature des institutions dont ils souhaitent bénéficier. Or un tel accord nécessite, outre un texte de référence – tel que celui incarné à ce jour par l’accord de Skheirat (2015) -, la présence de structures de type étatique sur lesquelles bâtir un ordre réel. Celles-ci demeurent pourtant à ce jour inexistantes. Et elles en ajoutent aux difficultés qu’a le GEN à se gagner des soutiens conséquents à sa cause.

La Libye continue aujourd’hui à être un point d’intérêt pour les Occidentaux du fait de trois raisons principalement : l’impact de l’instabilité sur la sous-région et sur les questions de terrorisme ; l’importance et l’ampleur des questions migratoires ; la donne pétrolière. Mais cela ne compense pas le sentiment de perdition qu’ont beaucoup de pays devant la fragmentation poussée des paysages politique, militaire et social libyens. Et l’on demeure dès lors toujours en peine de trouver une sortie de crise pour un pays qui peine à fournir ne serait-ce que des standards basiques, et exploitables, de gouvernance. C’est dire combien la situation libyenne actuelle est amenée à perdurer. Et à quel point la population libyenne serait avisée de prendre son mal en patience, faute d’alternatives viables et concrètes. –

Les blocages de la diplomatie algérienne, pour Ameziane Rachid

L’Algérie n’est pas concernée que par le dossier du Sahara occidental, affaire dont la résolution ne pointera d’ailleurs pas à l’horizon de sitôt. La multiplication des foyers de tension dans la région de l’Afrique du nord et du Sahel fait peser sur l’Algérie une forte pression. La crise libyenne, la fragilité de la Tunisie, la crise politico-sécuritaire qui a déstabilisé le Sahel, avec l’apparition du terrorisme islamiste et son extension à plusieurs endroits de la bande sahélo-saharienne, l’obligent non seulement à renforcer son dispositif sécuritaire et les moyens de défense militaire disposés à ses frontières, mais aussi à s’activer davantage sur le plan diplomatique. Et c’est sur ce plan que le travail s’avère être le plus difficile. Causes principales pour cela : la multiplication des acteurs, dont chacun a son propre agenda ; la complexité des crises en cours ; et la rapidité avec laquelle les équilibres géopolitiques connaissent des bouleversements.

Alger défend le principe de non-ingérence militaire dans les pays en crise, comme on peut le voir au Mali ou en Libye, deux pays où ses efforts visent à encourager le dialogue politique inclusif sur le plan interne, et à favoriser la distribution d’une aide humanitaire qui serait placée sous l’égide de l’ONU et des organisations internationales. Par ailleurs, elle essaie aussi de promouvoir cette vision chez ses partenaires au sein des organisations régionales, continentales ou internationales. Mais cela ne se fait pas sans une certaine gymnastique, un exercice auquel Alger s’adonne sans paraitre évidemment perdre la main sur des dossiers aussi brûlants que celui de la Libye et du Sahel.

Tunisie et Libye : une neutralité contre-productive…

Depuis la révolte citoyenne et le soulèvement de la population tunisienne contre le régime maintenant déchu de Ben Ali, l’Algérie a adopté une position assez ambiguë. Elle avait ainsi déclaré depuis le début s’aligner sur « ce que décident les Tunisiens », voyant comme important le respect de leur volonté. Il en est allé de même dès les débuts de la crise en Libye. Et si Alger affirmait à qui voulait bien l’entendre que les Libyens devaient trouver un terrain d’entente pour sortir de la crise, sa diplomatie n’a pas jugé nécessaire de dénoncer les violations des droits de l’homme dont étaient victimes des centaines de Libyens. Au summum de la crise, Alger a accepté d’accueillir des membres de la famille Kadhafi, suscitant un tollé en Libye. Ce positionnement lui a fait valoir l’inimitié de nombreux acteurs politico-militaires et tribaux libyens, qui refusèrent de reconnaître à Alger un rôle dans le processus de sortie de crise. Mais du fait de sa position de pays voisin, la participation de l’Algérie à ce processus s’imposera finalement d’elle-même.

Alger réussira même à convaincre les Libyens, toutes tendances confondues, à s’asseoir – même si de manière officieuse – autour d’une même table. C’était à la mi-avril 2015, à l’hôtel al-Aurassi, où l’Algérie organisait une première rencontre à laquelle les partisans de « l’ancien régime ». Mais c’est finalement dans la ville marocaine de Skhirat que le processus de discussion accouchera d’un premier accord, parrainé par l’ONU, entre les parlements de l’est et de l’ouest libyen. Aujourd’hui, l’accord de Skhirat sert de base de travail pour les Libyens et la communauté internationale, bien que sa mise en application sur le terrain demeure tributaire de l’aval du Parlement élu de Tobrouk (est).

Crise malienne et terrorisme dans le Sahel : une distance aux effets timorés

Côté Sahel, c’est dès son arrivée à l’Élysée, au printemps 2012, que le président François Hollande avait annoncé la couleur de ses choix stratégiques : lutter en priorité contre le terrorisme dans le Sahel. Il était ainsi allé à la rencontre des soldats français de l’opération Barkhane, à Kidal, égratignant d’ailleurs indirectement au passage l’Algérie en faisant allusion à son refus de s’impliquer au Mali au-delà de l’accord de paix et de réconciliation parrainé par l’ONU. La réponse d’Alger ne se fera pas attendre ; elle dénoncera l’attitude française à travers les médias, obligeant l’Élysée à réagir en retour via des circuits similaires. Alger finira par rappeler son attachement au principe de non-ingérence militaire en-dehors de ses frontières.

La visite du président français Emmanuel Macron le 6 mai 2017 en Algérie était quant à elle très attendue. Ne pouvant pas impliquer l’Algérie militairement, ce dernier entretenait cependant le souhait qu’Alger puisse lui fournir l’aide nécessaire au renforcement de la nouvelle force régionale du G5 Sahel, dont les problèmes de financement affectaient déjà l’efficacité opérationnelle. L’Algérie, déjà engagée pour sa part dans le Comité d’État-major conjoint (CEMOC), organisme qui regroupe quatre pays (Algérie, Mali, Niger et Mauritanie) et dont le siège se situe dans l’extrême sud algérien à Tamanrasset, fera valoir que la lutte contre le terrorisme passe d’abord par le développement socioéconomique. Lors de la réunion de l’« Initiative 5+5 de la Méditerranée occidentale », qui se déroulera à Alger le 21 janvier 2018, le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel rappellera que, selon lui, la lutte contre le terrorisme, contre le trafic de drogue et contre l’émigration clandestine ne pouvaient se faire que sur la base d’une combinaison entre lutte armée d’un côté, et solutions relevant du champ économique de l’autre.

Proche et Moyen-Orient : l’absence de constance…

L’Algérie a tranché sa position vis-à-vis de la question israélo-palestinienne ; quand bien même elle refuse que le Hamas ouvre un bureau de représentation à Alger, elle ne soutient pas moins le droit des Palestiniens à obtenir leur État. Mais pour le reste, les positions d’Alger concernant les crises qui secouent les pays du Proche et Moyen-Orient sont fluctuantes.

Il en est ainsi de l’intervention militaire saoudienne au Yémen, engagée depuis mars 2015. L’Algérie ne fait pas partie des pays engagés dans la « Coalition arabe », coalition menée par Riyadh et qui, officiellement parlant, agirait au Yémen pour faire rétablir l’ordre institutionnel suite à la prise de la capitale Sanaa par les Houthis. Sur le plan diplomatique, Alger est loin de soutenir une telle intervention, bien que la Ligue Arabe l’ait approuvée. Mais l’Algérie ne réagit pas non plus à la mort de civils, victimes collatérales d’une guerre par procuration qui prévaut entre l’Iran, qui soutient les Houthis, et l’Arabie Saoudite, qui soutient le gouvernement de Abdrabbo Mansour Hadi exilé à Aden. Voulant rester à équidistance entre ces deux puissances régionales, avec lesquelles elle entretient des relations étroites, Alger se contente ainsi de dénoncer les tirs de missiles qui visent régulièrement Riyad, via des communiqués laconiques émanant du porte-parole de son chef de la diplomatie.

Alger a adopté le même silence ambigu au début de la crise syrienne, tout en accueillant par centaines des Syriens qui ont fui la guerre. Mais elle a fini par se positionner clairement aux côtés du gouvernement quelques mois plus tard, au nom du respect de la souveraineté de la Syrie et de la volonté des Syriens de régler leur crise eux-mêmes et sans aucune ingérence étrangère. L’Algérie fait partie des rares pays qui demandent la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, laquelle est aujourd’hui sous domination saoudienne. Cependant, le poids d’Alger au sein de l’organisation « panarabe » est très limité. Preuve en est, la dernière condamnation en date de l’Iran par le Maroc, qui l’accuse de soutenir le Front Polisario par l’intermédiaire du Hezbollah libanais. Si la Ligue arabe a dénoncé ce présumé soutien de l’Iran et cette présumée ingérence de Téhéran dans le monde dit arabe, tout en évitant de faire une quelconque référence à Alger, l’Algérie apprécie cependant très moyennement ce soutien apporté au Maroc. Et c’est ainsi que, même au sein de l’opinion publique algérienne, la présence de l’Algérie dans l’organisation panarabe est un sujet qui prête souvent à polémique.

Une diplomatie inaudible ?

Se trouve-t-on donc aujourd’hui face à une diplomatie algérienne inaudible ? C’est l’une des questions que se posent maintenant beaucoup d’Algériens. Car, depuis la maladie du président Abdelaziz Bouteflika, tout le monde s’accorde à dire que l’Algérie a perdu de son aura, après avoir réussi à revenir sur la scène internationale au début des années 2000. Le prix du pétrole aidant à monter la pente sur le plan économique, l’Algérie a pu se repositionner au sein de l’Union africaine, et se prévaloir du rôle de pays exportateur de stabilité dans le continent noir et vers le reste du monde. L’activisme diplomatique de Abdelaziz Bouteflika a beaucoup contribué au retour de l’Algérie sur la scène continentale. L’adoption à marche forcée de la loi sur la réconciliation nationale, en septembre 2001, a fait le reste pour redorer le blason du pays sur la scène internationale.

L’Algérie a également su tirer profit des tragiques attentats du 11 septembre 2001, qui ont rattrapé les États-Unis et leurs alliés occidentaux. Soutiens des islamistes contre l’occupant soviétique de l’Afghanistan, terre d’accueil de nombreux islamistes algériens de la décennie noire, ces pays se sont ensuite tournés vers l’Algérie pour profiter de son expérience dans la lutte contre le terrorisme. Mais l’Algérie n’a pas pour autant réussi à se hisser au rang des acteurs diplomatiques incontournables du Moyen-Orient. Prisonnière d’une certaine sclérose prévalant au niveau des logiques du pouvoir, tout se passe comme si elle demeurait incapable de se projeter dans l’avenir. Une tendance qui semble d’ailleurs devoir continuer à s’imposer tant qu’une question fondamentale, celle de la succession présidentielle, n’aura pas été tranchée.

Ameziane Rachid

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