Politique, économie, religion, sociétés: la politique africaine de l’Algérie

Après avoir été un pays d’accueil pour les opposants et autres militants anticolonialistes, l’Algérie a perdu, durant la décennie noire, de l’aura dont elle disposait au niveau africain.Malgré cela, elle continue à disposer à ce jour de relais et de capacités potentiellement efficaces.

Bouteflika et la dynamisation de la politique africaine de l’Algérie

Il aura fallu attendre l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, et les retombées d’une rente pétrolière importante, pour que l’Algérie commence à reprendre, peu à peu, les choses en main pour ce qui relève de sa politique africaine.Quatorze pays africains bénéficieront alors d’un effacement de leur dette, soit une somme totale d’environ 900 millions de dollars, en contrepartie évidemment de leur positionnement aux côtés de l’Algérie sur nombre de questions régionales et internationales.Ces pays sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Congo-Brazzaville, Éthiopie, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Mozambique, Niger, Sao Tomé et Principe, Sénégal, Seychelles et Tanzanie.

Cette décision asuscité, depuis l’année 2010 en particulier et jusqu’à ce jour, des critiques en Algérie, notamment devant l’augmentation par le gouvernement de taxes et des prix de certains produits, parallèlement à son adoptiond’une nouvelle politique d’austérité.Ce sont cependant autant de voix dont l’Algérie avait/a besoin, dans l’enceinte de l’Union africaine surtout. L’intégration en janvier 2017 du Maroc, qui avait quitté précédemment la défunte Organisation de l’Union africaine (OUA),a en effet relancé une guerre sans merci entre les deux pays, que ce soit dans les coulisses,ou publiquement.

L’année 2010, point fort de de cristallisation des contestations populaires vis-à-vis des choix politiques algériens, était aussi l’année de l’organisation du Sommet France-Afrique à Nice, auquel avait assisté le président Abdelaziz Bouteflika,même si apparemment sans grande conviction. Le sommet intervenait un an après l’agression israélienne sur la bande de Gaza, qui avait amplement contribué à mettre en échec le projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). La veille même de l’ouverture de ce sommet France-Afrique, en mai 2010, le navire humanitaire turc Mavi Marmara avait été entravé par Israël alors qu’il se dirigeait vers l’enclave palestinienne de Gaza, donnant un autre coup dur à l’UPM, mais aussi au projet d’entente franco-égyptien concernant le Conseil de sécurité.

L’UPM, le deal franco-égyptien, et Alger

Cet événement est important à mentionner car, durant cette période, le débat sur l’élargissement du Conseil de sécurité à de nouveau membres permanents avait fortement agité l’Union africaine (UA). Les Africains avaient réclamé l’obtentiond’au moins deux sièges au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, cependant que les grandes puissances ne voulaient leur en accorder qu’un seul dans un premier temps. L’Algérie, l’Egypte et l’Afrique du Sud étaient perçus par certains comme les poids lourds du continent, et donc les privilégiés. Mais c’était compter sans l’existence d’un deal franco-égyptien,qui voulait que le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, défende l’idée de deux sièges en faveur de l’Afrique au Conseil de sécurité, afin d’assurer une place au Caire, cependant que le poste restant irait à un candidat naturellement doté de suffisamment d’appuis – en l’occurrence, l’Afrique du sud.

Il y avait cependant un autre aspect lié à ce deal. Hosni Moubarak avait pour mission de faire revivre l’UPM (un projet mort-né dans les faits) en tentant de convaincre les pays arabes, dont l’Algérie, de siéger aux côtés d’Israël au sein de cette organisation, et ce, malgré les évènements qui avaient eu lieu à Gaza. C’était évidemment peine perdue.Qui plus est, la chute de Hosni Moubarak, en 2011,enterrera tous ces projets, faisant même perdre à l’Égypte son influence au sein de l’UA.

Le capharnaüm malien, Alger et Rabat

Pour ne rien arranger, c’est l’instabilité politique malienne qui en ajoutera aux soucis de la sous-région. Alger avait d’ailleurs une part de responsabilité dans celle-ci, du fait des tensions qui l’avaient entretenue, des années durant, à l’ancien président malien déchu Amadou Toumani Touré (ATT). ATT avait aussi été lâché par Nicolas Sarkozy, qui financera la rébellion touarègue dans le nord du Mali, en récompense à l’appui des targuis dans la guerre menée par l’OTAN contre Mouammar Kadhafi en Libye.

Cependant, la passivité algérienne lors du putsch militaire contre ATT se verra surtout expliquée par le fait que l’ancien président malien avait tourné le dos à Alger en se rapprochant de Rabat. Le Maroc avait, au passage, été d’un soutien capital au Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), un groupe terroriste allié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Le MUJAO avait son QG à Gao, ville cosmopolite où les liens des zaouïas avec le Maroc sont très étroits. Par la porte du MUJAO, le Maroc se voyait ainsi consacré comme acteur important dans les évolutions du Mali, cependant que l’Algérie tenait en main à la fois le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA),et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA, qui entretient également des liens avec la Mauritanie),deux contrepoids utiles pour neutraliser le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).

Dans ce remue-ménage, Alger parviendra à se replacer en amenant Bamako, le HCUA,le MAA ainsi que d’autres acteurs maliens et régionaux, à choisir Alger comme lieu de discussion pour la paix inter-malienne. Les premières tractations liées à cette donne s’étaient pourtant dérouléesdans l’espace de la Communauté économique de développement de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et plus précisément au Burkina Faso. C’est d’ailleurs à Ouagadougou qu’eut lieu, le 18 juin 2013, la signature de l’«Accord préliminaire à l’élection présidentielle et aux pourparlers inclusifs de paix au Mali», entre Bamako et les anciens rebelles touarègues ; ce n’est que par la suite qu’Alger prendra le relais. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard ici, l’Algérie connaissant plus que quiconque ce dossier pour avoir joué aux intermédiaires au Mali durant la première rébellion touarègue, au début des années 1990. L’actuel Premier ministre Ahmed Ouyahia avait alors été désigné pour mener les négociations et avaitmême réussi à mettre fin à cette rébellion, via un accord qui ne sera toutefois appliqué que partiellement.

La volonté touarègue de disposer d’un État indépendant avait fini par revenir à la surface en 2012, ce qui contraint l’Algérie à activer ses relais et ses moyens diplomatiques dans le souci d’éviter un effet de contagion chez ses propres touarègues. L’attaque contre la base pétrolière de Tigentourine (Hassi R’Mel), en janvier 2013, avait par ailleurs tiré la sonnette d’alarme sur la nécessité de stabiliser le Mali, pays d’où étaient partis les terroristes avant que de passer par le sud libyen. S’ajoute à cela le fait que, durant la période de discussions préliminaires et officielles liées au Mali, une guerre souterraine avait eu lieu entre Alger et Paris ; la France avaiten effet essayé d’imposer le Maroc comme partenaire dans ce processus inter-malien, malgré le fait que Rabat ne partageait pas de frontières avec Bamako.

Enfin, le conflit du Sahara Occidental n’est évidemment pas étranger à cette guerre diplomatique, le Maroc ayant accusé à maintes reprises le Front Polisario d’entretenir des liens avec les groupes terroristes au Mali ainsi que de verser dans la contrebande. Le Maroc avait fini par faire marche-arrière, préférant garder ses atouts économiques au Mali, à travers notamment le secteur bancaire, les services, la restauration et l’hôtellerie. Dans le même temps, la situation dans le nord du Mali a fait que l’Algérie y a perdu des marchés, le coût des exportations vers Bamako étant devenu excessif, combinaison de voies terrestres et maritimes d’approvisionnement oblige. L’Algérie se sentira dès lors l’obligation de déployer un autre bras diplomatique : l’imamat.

 « Politique de l’imamat » et relais sociopolitiques

Le 29 janvier 2013, Alger abriterale Congrès constitutif de ce qui sera appelé la « Ligue des Oulémas, prêcheurs et imams des pays du Sahel». La création de cette instance répondait au besoin que ressentaient les Algériens de lutter contre l’extrémisme religieux, sur le plan spirituel commeà échelle politique. Le Sahel et les pays de l’Ouest étant réputés être tolérants sur le plan religieux, la création de cette Ligue s’avérait idéale pour qui désirait sensibiliser les esprits sur la présence d’un extrémisme religieux dans cette région, et tenter de convaincre les populations locales de participer à la promotion de la paix. Trois ans auparavant, par volonté de sa part d’appuyer le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC, dont le siège est à Tamanrasset), Alger avait lancé l’Unité de fusion et de Liaison (UFL), en partenariat avec d’autres pays africains de la région (Mali, Mauritanie, Niger, Burkina-Faso, Libye et Tchad). Cette UFL avait plusieurs missions principales : collecter,traiter et échanger des renseignements sécuritaires au profit du CEMOC ; réfléchir aux mesures de lutte contre le terrorisme sur les plans politique, militaire et même social, à travers des campagnes de sensibilisation contre le radicalisme ; accompagner,sur les plans économique et social,les populations des pays impliqués dans cette unité; et enfin, mettre en place une stratégie de communication au profit du CEMOC.

L’intention d’Alger était claire. Consciente du poids des réseaux associatifs et des organisations humanitaires et de la société civile, elle voyait ici un moyen efficace d’accéder à l’information de première main et d’opérer donc efficacement sur les plans diplomatique et opérationnel, tout en disant respecter bien sûr le principe de non-ingérence militaire dans les affaires des pays concernés.

Entre allié sud-africain et partenaire éthiopien : l’Algérie au sein de l’Union africaine

L’affaiblissement de certains pays africains, l’instabilité soufferte par d’autres, et l’effacement de leur dette par l’Algérie, ont ouvert à cette dernière la voie à un retour en force au sein de l’UA. Les États membres, malgré leurs problèmes internes, avaient compris la nécessité de parler d’une seule voix aux fins de défendre les intérêts d’un continent transformé en nouveau terrain de jeupour les grandes puissances.

Outre les anciennes puissances coloniales et leur jeu déployé au début des années 2000, de nouveaux acteurs avaient commencé à s’installer sur le continent, avec à leur tête la Chine, l’Inde et les États-Unis, mais aussi Israël. C’est ce qui explique pourquoi l’Algérie installera des diplomates habiles à l’UA, à l’instar de RamtaneLamamra, le « Monsieur Afrique » de l’Algérie, ou de Smail Chergui, son successeur à la tête de la Commission pour la paix et la sécurité de l’UA. Il faut d’ailleurs rappeler ici que le passage de l’OUA à l’UA avait été acté à Durban, en Afrique du Sud, en juillet 2002. A l’acte constitutif de l’UA, les Africains avaient joint le lancement en parallèle du Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (NEPAD, New Partnership for Africa’sdevelopment), un projet initié par Abdelaziz Bouteflika, Abdoulaye Wade (Sénégal), Thabo Mbeki (Afrique du sud) et Olusegun Obasanjo (Nigeria).

Pour l’Algérie, il s’agissait de déployer une action-chocsur le plan diplomatique. Mais pourtant, depuis, peu de choses semblent avoir été réalisées dans le cadre de ce partenariat, et ce bien que l’un des objectifs du NEPADait été de propulser l’Afrique vers de meilleurs horizons et de lui permettre de se hisser à la hauteur d’autres blocs actifs sur le continent.

Car finalement, et malgré ses intentions, l’Algérie donnera l’impression d’avoir tourné le dos à l’Afrique, comme en témoignerontnotamment les voyages officiels somme toute limités qu’effectuera Abdelaziz Bouteflika dans plusieurs pays africains. Il faudra attendre 2009, et le Festival Panafricain d’Alger, pour se rendre à quel point l’Algérie était déconnectée du reste du continent.Un indicateur fort en ce sens transparaît dans le fait que les ambassades algériennes présentes sur le continent africain n’assurent pas leur rôle de poste avancé pour la promotion de l’économie algérienne, l’aide aux investisseurs locaux ou encore le développementd’un cadre de coopération économique efficace.

Il demeure cependant un allié de taille sur lequel l’Algérie peut toujours compter pour défendre des positions communes sur le plan continental : l’Afrique du Sud. En 2001, alors que la Kabylie s’embrasait, le président de la République algérienne s’était offert un déplacement au Nigeria pour assister à un sommet de l’Union africaine sur le Sida. Lors de la séance de discussions à huis-clos, le président du Sénégal Abdoulaye Wade avait demandé la mention des évènements de Kabylie sur la liste des points inscrits à l’ordre du jour. Furieux, Abdelaziz Bouteflika ne dira pourtant rien, dans un contexte de relations tendues entre l’Algérie et le Sénégal à cette époque. C’est en fait son ami, le président sud-africain Thabo Mbeki, qui se chargera de répondre à sa place, en incendiant Abdoulaye Wade.

L’Afrique du sud fait aussi du lobbying pour défendre la cause sahraouie auprès des pays anglophones du continent africain. Un des volets de la diplomatie algérienne en Afrique est la formation militaire élargie assurée dans les écoles militaires algériennes,ainsi que la gratuité de la formation universitaire des étudiants africains. Depuis les années 1970, l’Algérie a formé plus de 100.000 diplomates africains, selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra. Il faut noter que l’Algérie entretient aussi d’excellentes relations avec l’Éthiopie, qui abrite le siège de l’Union africaine. Une dynamique d’échanges diplomatiques et économiques a ainsi été mise en place par la nouvelle ambassade éthiopienne à Alger,dans le but d’attirer les investisseurs algériens en Éthiopie et de trouver des partenaires algériens pouvant aider au placement des produits éthiopiens sur le marché algérien.

Enfin, l’Algérie arepris le projet de la transsaharienne, route qui devrait lier Alger aux capitales du Sahel, en débloquant notamment des fonds à cet effet. Mais la situation sécuritaire demeure un frein pour achever ce projet qui pourrait pourtant consacrer l’Algérie comme tête de pont entre l’Afrique et les pays de l’espace méditerranéen.

L’Algérie a en effet des ambitions qui font sens, au vu surtout du potentiel que pourrait lui assurer le déploiement d’une politique africaine efficace. Mais demeure, en parallèle la question de savoir jusqu’à quel point Alger entretiendrait une vision réelle qui dépasserait le seul cadre de sa rivalité avec certaines de ses voisins régionaux. Dépasser craintes et rancunes serait pourtant le meilleur des catalyseurs pour une politique algérienne qui demeure bien en-deçà de ses capacités.

 

Ameziane Rachid

Samir Bellal: « L’Algérie ressemble bizarrement à celle de la fin de 1980 »

Privée de la rente pétrolière avec la baisse vertigineuse des prix du pétrole qui a prévalu depuis 2014, l’Algérie se cherche aujourd’hui une porte de secours pour éviter de replonger dans une nouvelle crise économique qui pourrait menacer sa stabilité sur le moyen et le long terme. Mais au sommet de l’Etat, la machine patine du fait de l’absence d’une vision claire et d’un climat sain dans le monde des affaires, celui-ci se voyant fortement dominé par le clanisme et miné par l’existence d’une corruption à grande échelle.

Une certaine forme d’instabilité observée au sein de l’exécutif algérien depuis 2013, avec le premier accident cardiovasculaire du président de la République Abdelaziz Bouteflika, a continué à prévaloir depuis, empêchant toute cohérence et toute cohésion pour ce qui relève de la démarche économique de l’Etat.

Dans cet entretien, l’économiste algérien Samir Bellal* nous fournit un éclairage sur les politiques économique et sociale adoptées par le gouvernement algérien.

Stractegia : Nous sommes en 2018 et l’Algérie se cherche toujours une stratégie industrielle. Comment l’expliquer ?

Samir Bellal : Il est difficile de répondre en quelques mots à cette question. L’Algérie, en tant que collectivité économique, est en effet toujours en quête d’une voie à suivre. L’absence d’une stratégie industrielle explique sans doute la trajectoire chaotique du pays en matière de politique économique. Certains économistes parlent à cet égard d’absence d’éléments objectifs aptes à rendre cette trajectoire scientifiquement repérable. Le pays semble se complaire dans une attitude qui consiste à exploiter la rente pétrolière dans le seul but de maintenir les équilibres socio-politiques. Une stratégie industrielle crédible nécessiterait en l’occurrence des arbitrages politiques forts que le pays ne semble pas encore prêt à assumer. D’où le maintien du statu quo.

Stractegia – Dans un contexte d’effondrement de la rente pétrolière, le gouvernement a-t-il les capacités de trouver une issue rapide pour relancer le secteur industriel ?

SB – Il faut dire que les choix économiques faits par le pays dans les années 1990 ont conduit à un déclin sans précédent du secteur industriel. Les données statistiques officielles indiquent un recul du poids relatif du secteur industriel dans l’activité économique. Le boom pétrolier des années 2000 semble avoir exposé le pays au fameux « syndrome hollandais », et du côté des pouvoirs publics, rien n’a été entrepris pour contrecarrer le phénomène.

Le déclin industriel, principal symptôme du syndrome, est un phénomène que les statistiques font clairement apparaître. De 15 % en 1990, la part du PIB manufacturier dans le PIB total est passée aujourd’hui en dessous de 5 %. Depuis les années 1990, ce secteur est donc sur une dynamique récessive, notamment dans le secteur public qui, en dépit des mesures d’assainissement dont il n’a cessé de bénéficier, n’a pu endiguer cette descente aux abîmes. L’embellie financière des années 2000 ne semble pas avoir eu des effets sur cette dynamique régressive puisque ce secteur continue à enregistrer des taux de croissance négatifs.

La désindustrialisation à laquelle nous assistons dans le secteur public n’a pas été contrebalancée par le secteur privé, en dépit du dynamisme qu’on lui prête et du potentiel qu’on lui attribue habituellement. Essentiellement présent dans les activités naturellement peu ouvertes à la concurrence étrangère (c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie de la théorie du Syndrome Hollandais, le secteur des biens non échangeables) et où les délais de récupération sont très courts, le secteur privé est peu présent dans l’industrie manufacturière, où seulement un tiers des entreprises opèrent.

Selon toute vraisemblance, la libéralisation des prix, l’ouverture inconsidérée du commerce extérieur et la convertibilité courante du dinar ont contribué conjointement à faire émerger cette configuration qui rappelle les hypothèses du modèle du syndrome hollandais.

La désindustrialisation ne saurait cependant être réduite à un phénomène dont l’origine est l’appréciation du taux de change effectif réel. Par-delà son aspect « morphologique », l’industrie est avant tout une dynamique sociale dans laquelle les formes concrètes que prennent les rapports sociaux jouent un rôle clé.

Le marasme observé dans le secteur industriel apparaît, de mon point de vue, comme la résultante d’une régulation institutionnelle dont les contours prennent la forme d’une combinaison périlleuse associant, sur certains aspects, un libéralisme puéril, et sur d’autres, un étatisme stérile. Cette régulation se distingue par ailleurs par sa forte dépendance vis-à-vis du circuit de circulation de la rente, dépendance qui se lit en particulier dans des configurations spécifiques : surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d’un rapport salarial de type clientéliste dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s’inscrivant davantage dans une logique «politique» de redistribution que dans une logique économique de soutien à l’accumulation, etc.

Dans le contexte qui est celui de l’économie algérienne, où les sources de la croissance ne sont pas encore présentes dans le secteur industriel, l’impact négatif de la rente pétrolière sur la croissance à long terme réside justement dans le fait qu’elle empêche que ces sources de croissance n’apparaissent, notamment dans le secteur industriel. Le rôle de l’Etat, dans ces conditions, est de veiller à ce que l’allocation des ressources profite davantage aux secteurs productifs, et plus particulièrement le secteur manufacturier.

Stractegia – Qu’est-ce qui explique l’insistance du gouvernement à encourager l’investissement massif dans le secteur du montage automobile ? D’ailleurs, les heurts que connait ce dossier ne seraient-il pas révélateurs d’un manque de vision de la part du gouvernement ?

SB – Je ne pense pas que l’on puisse parler d’investissement massif dans le secteur du montage automobile. Les investissements dont il est question se résument à la mise en place de simples unités de montage dont la production, si tant est qu’on puisse parler de production, est exclusivement destinée au marché local. Ce qui se passe dans ce domaine est révélateur de l’absence de vision sérieuse et crédible quant aux choix à faire en matière industrielle. De par leur configuration, il est évident que les nombreux projets de montage automobile n’ont d’autre but que de contourner l’interdiction qui est faite aux concessionnaires d’importer des véhicules neufs. Il s’agit bel et bien d’importation déguisée. Ces unités de montage s’inscrivent dans la même logique qui guide l’action du capital étranger lorsqu’il se déploie en Algérie, logique qui consiste à fonctionner comme une véritable pompe à aspirer les ressources en devises du pays. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que le capital étranger, au même titre que le capital national, n’est pas soumis à une politique cohérente qui viserait à insérer activement, et j’insiste sur le terme « activement », l’économie nationale dans la division internationale du travail.  La logique extractive (dans le double sens du terme) qui guide l’action du capital étranger est à l’origine de l’embarras du gouvernement devant le nombre pour le moins effarant de projets de montage automobile proposés… on parle d’une centaine de projets en ce sens !

 

Stractegia – Les analystes, les politiques et les experts internationaux pensent que la rente est la source de tous les problèmes que vit l’Algérie depuis des années. Est-ce seulement la rente qui en est en cause, ou bien existe-t-il d’autres facteurs de blocages plus importants?

SB – Le débat est ancien.  Il est aujourd’hui largement admis que la rente en elle-même n’est ni une malédiction, ni une bénédiction. Tout dépend en fait de l’usage qui en est fait. Or, l’usage fait de la rente relève de choix politiques. Ce sont les choix politiques qui font de la rente une malédiction ou une bénédiction. Dans les années 1970, l’Algérie a tenté de mobiliser les ressources que procurait la rente pétrolière pour industrialiser le pays, mais la tentative s’est soldée par un échec car, dans sa conception, le projet économique niait l’existence du marché. Le projet se proposait de développer le pays à l’abri et à l’encontre des lois objectives du marché. L’échec fut cuisant. D’où l’ajustement structurel des années 1990. Le boom pétrolier des années 2000 a favorisé le maintien d’une ouverture extérieure inconsidérée, tandis que, à l’échelle interne, les mécanismes de marché peinaient à s’imposer. Cette combinaison périlleuse, avec ouverture à l’extérieur et fermeture à l’intérieur, n’est sans doute pas étrangère à la situation actuelle : déclin de l’industrie, hausse du chômage, dépendance vis-à-vis de l’extérieur, etc. Pour s’en sortir économiquement, l’Algérie a manifestement besoin d’une politique de rupture avec la rente. Une telle politique nécessite une volonté politique forte de construire un consensus, ou un contrat social, dans lequel le statut économique de la rente pétrolière doit porter sur l’objectif de promouvoir les activités productives. Cela nécessite des arbitrages et des compromis qui, politiquement, ne sont pas sans présenter un coût. Il en va par exemple ainsi de la nécessité de réhabiliter l’échange marchand en libéralisant les prix ; de la gestion de la valeur de la monnaie nationale de façon à éviter qu’elle soit structurellement surévaluée, ce qui favorise l’importation et pénalise la production nationale ; de la protection qui doit  être apportée à l’espace économique domestique ; et ainsi de suite.

Stractegia – Le gouvernement dirigé par Ahmed Ouyahia s’est montré, au début de l’automne 2017, très alarmiste, au point de déclarer que l’Etat risquait de ne pas verser les salaires des fonctionnaires pour le mois de novembre 2017. Certains disent qu’il avait menti, d’autres ont affirmé qu’il a exagéré. Qu’en est-il dans la réalité des faits ?

SB – La réalité est que l’économie algérienne est restée une économie rentière par excellence. La contribution du secteur pourvoyeur de rente, les hydrocarbures, n’a fondamentalement pas changé : 40-50 % de notre PIB, 97 % de nos exportations, 60-70 % de nos recettes budgétaires. Depuis 1999, des sommes colossales ont été dépensées, mais cela n’a manifestement pas permis au pays de se doter de suffisamment de force économique pour affronter la crise. L’Algérie de 2018 ressemble bizarrement à celle de la fin des années 1980, et ce ne sont pas les quelques milliards de réserves de change qui y changeront quelque chose. Le problème reste posé : l’Algérie ne dispose pas encore de composantes dynamiques du capital aptes à lui permettre de faire face à la crise.

Stractegia – Jugez-vous judicieux le choix du gouvernement algérien de recourir à la planche à billet au lieu d’opter pour l’endettement extérieur, alors que l’Etat dispose encore d’un matelas financier d’une centaine de milliards de dollars ?

SB – Le recours à la planche à billet est une solution de facilité qui n’apporte pas de solution crédible et durable aux problèmes budgétaires. Cette « solution » se traduira, si les cours du pétrole ne remontent pas, par un surcroît d’inflation et une accélération de l’épuisement des réserves de change du pays. Il ne faut cependant pas perdre de vue que les déficits budgétaires, dont on parle beaucoup ces derniers temps, ne sont qu’une facette, parmi d’autres, de la crise du régime rentier. Les déficits sont partout : déficit des entreprises publiques, déficit commercial, déséquilibre dans la balance des paiements, déficits du système de sécurité sociale dans ses différentes branches… Cette situation appelle des réformes structurelles qui, en raison de leur caractère socialement douloureux, ne semblent pas enthousiasmer les pouvoirs publics.

Stractegia – Le partenariat public-privé, promu dans le cadre d’une charte signée par le gouvernement, le patronat et la centrale syndicale de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) fait polémique depuis des semaines. Sommes-nous devant un cas de privatisation déguisée des entreprises publiques, avec en prime un flagrant manque de transparence, comme l’a laissé entendre l’instruction de la présidence rappelant à l’ordre Ahmed Ouyahia ?

SB – La charte sur le PPP est un acte symbolique qui se veut une réponse à la situation difficile que vivent les entreprises publiques, ces dernières étant, dans leur écrasante majorité, structurellement déficitaires. Mais c’est aussi un aveu de ce que la politique de l’assainissement permanent dont bénéficie le secteur public est un échec, et qu’en raison de l’amenuisement des ressources budgétaires de l’Etat, une telle politique n’est plus possible.

Par-delà le débat sur les formules à adopter pour sa concrétisation, la privatisation des entreprises publiques est aujourd’hui un impératif économique. Tel qu’il est présentement configuré, le secteur public industriel est incapable d’affronter l’ouverture économique et la concurrence. Le maintien en activité d’un large secteur public n’a de justification que si l’on garde à l’esprit que, pendant longtemps, ce secteur est perçu davantage comme un marché politique.  Non seulement parce que ses gestionnaires sont systématiquement nommés sur des bases clientélistes, mais aussi parce que ses recrutements, son fonctionnement et ses activités obéissent moins aux impératifs de rentabilité qu’aux interférences et interventions directes des pouvoirs politiques.

*Diplômé de l’Institut National de la Planification et de la Statistique (INPS) d’Alger et de l’Université Lyon-2, Samir Bellal enseigne actuellement la Faculté des Sciences économiques de l’Université algérienne Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou. Auteur de plusieurs contributions dans la presse sur l’économie algérienne, il a publié, fin 2017, « La crise du régime rentier : Essai sur une Algérie qui stagne », paru aux éditions Frantz Fanon.

Propos recueillis par Lyès Menacer.

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