Les Soudanais vivent-ils leur propre “Printemps arabe” ?

Les Soudanais vivent-ils leur propre “Printemps arabe” ? Depuis la mi-décembre 2018, une série de nouvelles manifestations populaires sont apparues, allant jusqu’à culminer dans une vingtaine de villes à ce jour.
Même cas singulier du Darfour mis à part, le phénomène n’est pas nouveau. Fin janvier 2011, le Soudan avait connu l’impact du “Printemps arabe”. Celui-ci retombera ensuite, dans un contexte de proclamation par le Soudan du Sud de son indépendance. Les manifestations se feront à nouveau vives en 2013 ; la réaction du pouvoir sera alors sanglante, faisant des centaines de morts, selon les recensements de diverses associations des droits de l’homme. Le Soudan n’en est donc pas à son coup d’essai ; pourtant, la phase qu’il traverse aujourd’hui est nouvelle à plusieurs égards. Ainsi de l’étendue géographique des manifestations, qui touche à ce stade quelques dizaines de villes, contrairement aux précédents de 2011 et de 2013, où la donne était, quelques exceptions mises à part, plutôt restée confinée à la capitale soudanaise et à ses environs.
De même concernant les catégories socioprofessionnelles soudanaises contestataires ; aujourd’hui, les manifestations ne se limitent pas – ou plus – aux couches les plus modestes du pays. Le “syndicat des professionnels”, agrégat de catégories sociales incluant les classes dites moyennes ou supérieures de la société — médecins, ingénieurs ou encore professeurs — fait ainsi partie des formations lancées dans ce qui apparaît à de maints égards comme une contestation du pouvoir du président Omar al-Bachir.
Certes, certains manifestants se limitent à une demande de rééquilibrage du pouvoir d’achat ; mais les slogans anti-régime sont aussi là. Les demandes du “syndicat des professionnels”, agrégées à celles de “la population” prise dans son ensemble ainsi qu’aux actions et demandes de structures plus franchement représentatives des “jeunes”, donnent à ce vent de la contestation plus de substance encore. Continuer la lecture

Barah Mikail

UE-Réfugiés: la crise de la dignité, par B. Mikail

Les réunions du Conseil européen font rarement la une des médias. Le grand public a pris l’habitude de les assimiler à des sommets soporifiques, teintés de déclarations qui ne suffisent pas à compenser le manque d’intérêt que suscitent en général les affaires de l’union.
Il est pourtant des exceptions. Ainsi celle de la réunion de ces 28 et 29 juin, placée sous le signe de sérieuses pierres d’achoppement entre membres de l’Union européenne. Si l’agenda prévoit d’aborder des questions de sécurité et de défense, de politique commerciale, de croissance ou encore d’innovation et de numérique, les Vingt-Huit sont aussi attendus sur l’un des motifs de crise les plus sévères de ces dernières années : la réponse à apporter au “défi migratoire”.
Les Européens n’en sont pas à leur coup d’essai sur cette question. Tout au long de ces dernières années, plusieurs drames retentissants, caractérisés notamment par les naufrages d’embarcations surchargées et la disparition à plusieurs occasions de centaines de migrants dans les eaux de la mare nostrum, ont pu les rappeler au devoir d’agir. Mais derrière la nécessaire action se cache la réticence de beaucoup de pays à ouvrir leurs portes à l’installation durable d’étrangers sur leur sol. Seule l’Allemagne semblait réellement avoir compris l’intérêt qu’il y aurait pour elle, et pour l’UE, de faire de la rescousse à ces populations le symbole d’une défense par les Européens des valeurs auxquelles ils se disent attachés. Le tout combiné à sa prise de conscience du fait de son déclin démographique, le Vieux continent aurait tout à gagner d’une canalisation des talents et de la motivation détenus par ces demandeurs de dignité. C’était avant que Berlin ne se voit débordé à la fois par l’ampleur de ces mouvements, et par une radicalisation de son spectre politique.
Aujourd’hui, l’accentuation des radicalismes politiques telle qu’exprimée en Italie, combinée à l’attitude réfractaire de maints pays – dont le groupe de Visegrad n’a pas le monopole – à promouvoir des politiques humanitaires plus dignes, accentue l’effet de crise à échelle européenne. Mais on aurait tort de faire porter la responsabilité de l’échec des dispositions européennes en matière de politiques migratoires aux seuls pays de l’Europe centrale et orientale, à l’Italie ou encore à l’Autriche ; la France, l’Espagne ou même la Belgique n’ont pas vraiment été volontaristes en la matière. L’échec – ou le refus – de la majorité des pays membres de l’Union européenne à respecter leurs engagements en matière de quotas de répartition des réfugiés sur leurs territoires en est l’un des signes probants. Le deal signé en 2016 en la matière entre l’UE et la Turquie est l’un des signes de cette quête d’une conscience soulagée, à travers des méthodes mal placées.
Les seize pays – dont l’Italie – qui ont participé aux réunions préparatoires du Conseil européen de ce week-end se veulent rassurants sur le contenu de leurs échanges. Pour autant, semble se profiler un nouvel enlisement des dispositions relatives aux questions migratoires. D’aucuns s’acharneront à vouloir parquer les migrants dans des “hotspots” situés de préférence à l’extérieur de l’UE, les autres prônant une combinaison entre dissuasion en amont et filtrage selon les profils des demandeurs.
Les termes du débat sont pourtant clairs : si l’UE a effectivement des limites en termes de capacité d’accueil, cela ne l’empêche pas de s’interroger sur le moteur de ces migrations. Les principales nationalités des demandeurs d’asile telles que recensées ces trois dernières années sont sans équivoque : Syriens, Afghans, Irakiens et Nigérians chapeautent la liste de demandeurs d’asile. Soit des ressortissants de pays connaissant des situations de guerre et/ou des conditions socioéconomiques effroyables.
En 1995, l’UE, confrontée à des défis en partie similaires, avait répondu par le lancement du Processus de Barcelone : échec retentissant.
La base de ce dispositif n’était pourtant pas mauvaise ; il lui manquait juste une mise en application sérieuse et conforme (la fameuse “conditionnalité”). Malheureusement, le sommet de ce week-end ne sera pas la réunion de l’autocritique. Voguera ainsi toujours la crise de la dignité, et avec elle suivront les naufrages au sens propre comme au sens figuré.

Barah Mikail

Article original paru dans l’édition du jeudi 28 juin 2018 du journal Liberté – https://www.liberte-algerie.com/international/ue-refugies-la-crise-de-la-dignite-295503

Hela Ouardi: «Le grand chantier qui doit être ouvert est celui du Coran» 

Hela Ouardi, professeure de littérature et de civilisation française à l’université Tunis El Manar, est aussi l’auteure de plusieurs ouvrages, dont « Les derniers jours de Muhammad », un libre qui démonte les idées reçues sur le prophète fondateur de l’islam et sa place réelle dans la genèse de la religion aux quelques 2 milliards d’adeptes. A sa sortie, son écrit, basé sur une lecture rigoureuse des textes de références et des traditions sunnite et chiite, fit grincer des dents, tant son approche tranchait avec la version officiellement retenue pour les origines de l’islam. Hela Ouardi a accordé à Stractegia cet entretien, dans lequel elle revient sur le contenu de son ouvrage et l’esprit dans lequel celui-ci est paru.

Stractegia – Avec “Les derniers jours de Muhammad”, vous signez un livre qui touche à un sujet particulièrement sensible, sur lequel d’aucuns ne manqueraient pas de vous taxer d’iconoclaste. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Hela Ouardi – Quand j’ai commencé à m’intéresser à la biographie du Prophète, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire un livre. Je voulais connaître ce personnage-clé de l’Histoire en lisant les différentes sources de la Tradition. Je prenais de nombreuses notes que je consignais sur des fiches et un jour en voulant les classer, j’ai réalisé que j’avais matière à faire un livre. Progressivement, le projet de lecture s’est transformé en projet d’écriture. Ce geste d’écriture a pour moi une double signification : d’une part, c’est une démarche cognitive, car  l’écriture comme mise en ordre du discours permet de rendre intelligibles les éléments confus de l’Histoire. D’autre part, l’écriture est un geste d’appropriation du passé : quand, pour en parler, j’utilise mes propres phrases, cette Histoire éloignée devient plus proche de moi (d’où mon choix d’ailleurs d’utiliser le présent de l’indicatif dans mon livre). En somme, mon ouvrage n’est qu’une réécriture du passé. Je n’invente rien. C’est pour cette raison que je refuse catégoriquement « l’accusation » d’iconoclasme non parce qu’elle est répréhensible en soi – je l’aurais pleinement assumé si elle était vraie – mais parce qu’elle ne correspond pas du tout à mon approche. Si je suis iconoclaste, alors toute la Tradition musulmane est iconoclaste puisque je ne fais que la réécrire ; pratiquement le tiers de mon livre est consacré à des notes contenant les multiples ouvrages auxquels je me réfère.

Stractegia – Vous embrassez un champ extrêmement large de références pour étayer votre démonstration, références dont le sérieux ne saurait être remis en cause puisqu’elles constituent le b.a-ba des ressources connues dont tout croyant et tout chercheur dispose. Diriez-vous cependant que certaines sources sont plus crédibles que d’autres ?

Hela Ouardi – J’aimerais dire en fait que ma réponse est dans votre question : si j’ai choisi d’embrasser un champ aussi large de références, c’est précisément parce qu’aucune source ne me semblait plus crédible que les autres. Je n’ai établi aucune hiérarchie idéologique entre sunnites et chiites, ni intellectuelle entre les auteurs qui sont eux-mêmes d’ailleurs comme des vases communicants ; il y a ainsi une prodigieuse intertextualité entre les différents ouvrages de la Tradition. Mon approche a plutôt consisté en une méthode « horizontale » de comparaison et de confrontation entre les différents récits. Je cherchais les points d’intersection, en quête d’une version consensuelle. Le phénomène d’intersection devient plus éloquent encore quand je constate que les sources sunnites et shiites sont d’accord sur un même fait, comme par exemple le testament que le Prophète a été empêché d’écrire le jeudi qui a précédé sa mort – l’incident est relaté dans les sources sunnites et shiites avec quasiment les mêmes détails. Ainsi, quand il constate que les adversaires sont d’accord sur un fait, l’historien sait qu’il n’est pas loin d’un noyau de vérité historique. Je dois dire ici que j’ai été vraiment étonnée de la grande concordance entre les versions sunnite et shiite concernant les derniers jours du Prophète.

Stractegia – Quels types de réactions la sortie de votre ouvrage a-t-elle suscité ?

Hela Ouardi – J’estime que ce livre a eu beaucoup de chance ; il a eu du succès un peu partout dans le monde, comme le montrent les compliments que je reçois régulièrement de la part de lecteurs venant de plusieurs pays, même non francophones : Afrique du Sud, Brésil, Indonésie, et même l’Iran et l’Arabie Saoudite ! Mais je pense que ce qui vous intéresse, c’est de connaître les contestations que mon livre a suscitées : évidemment, le livre a fait grincer quelques dents, mais en silence ! Si je mets à part l’attitude du Sénégal, qui a censuré mon livre, et dont le premier ministre a publié un communiqué des plus virulents à mon égard, il n’y a pas eu de réaction violente en général. Je pense que cela est dû au fait que je ne fais que me référer à la Tradition : remettre en cause mon livre signifie tout simplement remettre en cause la Tradition.

Stractegia – Êtes-vous allée au fond de ce que vous vouliez dire, ou avez-vous gardé pour vous certains détails par souci de ne pas verser dans ce que d’aucuns pourraient qualifier de provocation ?

Hela Ouardi – Absolument pas ! J’ai dit tout ce que je devais dire ! A partir du moment où je me réfère à la Tradition, toute accusation de provocation est de fait nulle et non avenue. Certes, certains détails ont été écartés, mais ce n’est sûrement pas à cause d’une quelconque crainte. Si j’ai passé sous silence quelque récits, c’est pour des raisons méthodologiques : je devais me conformer à une structure d’ensemble et ne pas donner trop de détails qui pouvaient compromettre la cohérence du livre et faire perdre le fil conducteur du récit. Si je craignais les accusations, je n’aurais pas du tout écrit ce livre !

Stractegia – Vous affirmez dans votre ouvrage que, à y regarder de plus près, les réels fondateurs de la religion musulmane seraient les premiers califes de l’islam, Abu Bakr et Omar, et non le prophète comme tel. Doit-on en déduire que, n’étaient les ambitions politiques des premiers califes de l’islam, cette religion serait restée confidentielle, défiant par-là les volontés divines d’expansion de l’islam ?

Hela Ouardi – Effectivement, j’avance cette hypothèse en me fondant sur le caractère eschatologique de la prophétie de Muhammad ; de nombreux versets du Coran que je cite le prouvent. Avec la mort de Muhammad, nous sommes face au moment fondateur d’une religion qui, désormais sans prophète, a été confrontée à l’épreuve de sa propre survie. Au-delà de l’autorité du Maître disparu, l’islam devait se réinventer, ou peut-être même s’inventer. Il s’agit là du moment décisif de la relève, où la fin de la prophétie a constitué paradoxalement un instant inaugural : celui de l’avènement d’une religion. Ce paradoxe nous pousse à nous interroger sur les liens véritables qui existent entre la religion qu’on appelle « islam », et la prédication initiale de Muhammad comme doctrine de la fin des temps. Les premiers à avoir compris bien avant les autres que la mort de Muhammad n’était pas le signe avant-coureur de l’apocalypse sont Abû Bakr et Umar, qui feront quelques heures après la disparition du Prophète une entrée décisive sur la scène de l’Histoire. C’est grâce à eux que l’islam comme doctrine de la fin des temps a pu avoir un avenir. C’est grâce à eux que de religion ethnique (celle des Arabes), l’islam est devenu universel. Abû Bakr et Umar seraient finalement les fondateurs véritables d’une nouvelle religion qu’ils ont dû reconstruire sur les ruines d’une croyance primitive qui s’est effondrée brusquement à l’instant même où Muhammad est mort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Abû Bakr et Umar sont aujourd’hui enterrés à côté du Prophète, à la mosquée de Médine, formant avec lui une sorte de « trinité ». La manœuvre de haute volée menée par Abû Bakr et Umar s’est fondée sur la création d’une institution politique inédite dans l’Histoire : le califat (dérivé du verbe khalafa qui signifie « remplacer »), qui est une sorte d’intérim exhibant lexicalement sa nature de succédané politique. L’idée conçue sans doute initialement par Abû Bakr et Umar comme un « bricolage » improvisé n’était pas mauvaise ; elle aura fonctionné durant quatorze siècles et nourrit encore aujourd’hui d’une manière avouée ou implicite l’imaginaire politique des musulmans. On serait même en mesure d’affirmer que l’attachement des musulmans au califat, encore de nos jours, n’est pas la simple nostalgie d’un âge d’or ; elle s’explique par le fait que la création de cette institution coïncide avec la naissance véritable d’une religion, ou du moins avec son entrée dans l’Histoire. Je pense que le califat est plus qu’un régime politique théocratique ; il est ontologiquement lié à l’avènement même de l’islam.

Stractegia – On ressent fortement dans votre ouvrage le fait que Muhammad, bien que prophète, aurait été sous l’effet de multiples pressions, voire manipulations, dont les auteurs fondamentaux furent certaines de ses épouses, à commencer par Aïcha, fille d’Abu Bakr. Considérations du sacré mises à part, cela n’en revient-il pas, contrairement à ce que l’on en dit généralement, à faire de l’islam une religion fondamentalement matriarcale ?

Hela Ouardi – Je n’irai pas jusque-là, mais je dirais que le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam des origines a été vraiment sous-estimé et sciemment passé sous silence. Je ne parle pas seulement des femmes de l’entourage du Prophète : son arrière-grand-mère Salma – une grande méconnue !-, sa première femme Khadija, ses autres épouses Aïsha et Hafsa, sa fille Fatima, etc. Il y aussi les « opposantes » politiques qui sont restées dans l’ombre et qui ont pourtant joué un rôle décisif : je pense notamment à Omm Qirfa, à sa fille Omm Zimmel, et à la prophétesse Sajah, qui n’étaient pas de simples « intrigantes » de cour, mais qui ont conduit de véritables armées. Leur rôle sera évoqué dans mon prochain livre.

Stractegia – Othman Ibn Affan, troisième calife de l’islam, semble étonnamment absent ou presque de votre ouvrage. Quel fut son rôle réel dans les derniers jours de Muhammad ?

Hela Ouardi – En effet, Uthman brille par son absence. Il était en retrait non seulement pendant les derniers jours du Prophète, mais durant tout le califat d’Abu Bakr. Son rôle deviendra central sous le califat d’Umar. Ce dernier lui préparera le terrain pour lui succéder. Je pense que l’absence d’Uthman durant la mort du Prophète s’explique par le fait qu’un autre personnage de l’aristocratie qurayshite jouait les premiers rôles à l’époque : il s’agit d’Abû Sofiane, qui était le chef du prestigieux clan des Banu Omeyya, auquel Uthman appartenait, et qui donnera plus tard la dynastie Omeyyade. Quand Abû Bakr est arrivé au pouvoir, Abû Sofiane exprimera haut et fort sa désapprobation, car il estimait qu’Abû Bakr n’était pas digne de succéder au Prophète à cause de ses origines sociales modestes (il était qurayshite certes mais il appartenait à un clan mineur de la tribu de Quraysh). On peut supposer qu’Uthman était aligné sur la position du charismatique Abû Sofiane, et qu’il attendait patiemment dans l’ombre que son tour arrive. D’ailleurs, c’est quand on évoque le rôle d’Uthman qu’on s’aperçoit de l’importance du rôle joué par Aïsha et Hafsa dans l’ascension de leurs pères respectifs, Abû Bakr et Umar. La force de caractère et sans doute l’intelligence politique de ces deux femmes (surtout Aïsha) leur ont permis d’écarter toutes les autres femmes de l’entourage du Prophète, ou du moins celles d’entre elles qui avaient potentiellement un important rôle politique à jouer : je pense surtout à Fatima, la propre fille du Prophète, et à Omm Habiba, la fille d’Abû Sofiane, qui était mariée à Muhammad et qui représentait l’aristocratie de Quraysh dans son harem.

Stractegia – Il en va de même concernant Ali, gendre et cousin du prophète. Vous confirmez le fait qu’il ait initialement été sciemment écarté de la succession, notamment du fait de l’animosité qui l’entretenait à Aïsha. De même, l’image que vous en donnez transmet un portrait situé à l’opposé de l’Adonis charismatique, sage et pondéré que retiennent de lui les traditions sunnite comme chiite. Doit-on aller jusqu’à en conclure qu’Ali a été calife par défaut ?

Hela Ouardi – Je tiens à préciser que l’image que je donne d’Ali n’est pas de mon invention : je n’ai fait que restituer le portrait que la Tradition fait de lui. Quand je dis qu’il était laid et maladroit, à tel point que Fatima a refusé au début de l’épouser, je n’invente strictement rien ! Je me réfère à des récits qui figurent dans les ouvrages les plus orthodoxes de l’islam. Pour répondre à votre question, il me semble que l’arrivée d’Ali au poste de calife est, et c’est le moins que l’on puisse dire, problématique. A-t-il été jamais calife ? Mais vous pouvez imaginer que je ne peux pas, en l’espace de quelques lignes, évoquer un sujet aussi sensible, et un épisode aussi important. Car je pense qu’après la mort du Prophète, le califat (réel ou supposé) d’Ali a été un tournant décisif dans l’histoire de l’islam. Il faut consacrer un livre à la question !

Stractegia – Pour en venir aux questions contemporaines, on présente souvent les formations terroristes qui font l’actualité (al-Qaida, Daesh…) comme des organisations qui agissent de manière contraire à l’esprit de l’islam. Mais à quoi peut-on résumer cet « esprit de l’islam » exactement ?

Hela Ouardi – Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les formations terroristes agissent d’une manière contraire à l’islam. A ma connaissance, ces terroristes ne se réfèrent pas à La Critique de la raison pure de Kant, mais au Coran et aux hadiths du Prophète. Quand Ibrahim Awwad se choisit pour pseudonyme Abu Bakr al-Baghdadi al-Qurayshi, c’est clairement pour s’inscrire pleinement dans la filiation historique d’Abû Bakr, qui a instauré le premier califat dans un bain de sang appelé « les guerres d’apostasie ». Daesh rejoue devant nous la genèse particulièrement violente du premier califat dit « bien guidé ». Je donne un exemple : tout le monde se souvient de l’odieuse mise à mort du pilote jordanien al-Kassasba, brûlé vif par Daesh dans une horrible mise en scène. Cette mise à mort n’est en fait que la répétition d’une mise à mort semblable commanditée par le premier calife Abû Bakr dès son arrivée au pouvoir : il avait brûlé vif son opposant al-Fujâ’a Ibn Abd Yâlîla. En réalité, pour les terroristes, la violence pratiquée par le Prophète ou ses successeurs est sacrée et donc intemporelle, c’est pour cette raison qu’elle est perpétuée et même ritualisée. Pour les musulmans dit « modérés », cette histoire violente est reniée en bloc lors même qu’elle est attestée unanimement par la Tradition. La politique de l’autruche est stérile. A mon avis, on doit affronter cette histoire, l’examiner, l’enseigner pour la désacraliser. C’est à ce prix qu’on restitue l’islam à l’Histoire, car au fond, les organisations terroristes, porteuses d’une vision eschatologique, ont le projet de précipiter « la fin de l’Histoire ».

Stractegia – Les thèses relatives à la nécessité pour l’islam d’opérer sa propre réforme sont légion aujourd’hui. Elles provoquent adhésion d’une part, et rejet de l’autre, le tout dans un climat extrêmement passionnel. Que pensez-vous de cette question ?

Hela Ouardi – Je pense qu’on tourne en rond car les appels à « réformer » l’islam ne datent pas d’aujourd’hui ! Il y a toute une tradition de libres penseurs musulmans qui ont tenté cette réforme et qui ont été persécutés et même assassinés ! Je donne toujours l’exemple du théologien soudanais Mahmoud Mohamed Taha, qui a été condamné à mort pour apostasie et exécuté en 1985. Son exécution par Numayri a été saluée par les pays musulmans, devant le silence assourdissant de la communauté internationale. Et quel a été le « crime » de Taha ? Il a proposé en somme, dans son livre Le second message de l’islam, de séparer la prédication prophétique pacifique (à La Mecque) de l’action politique et militaire du Prophète (au lendemain de son émigration à Médine). La pensée saine de Taha consiste à mon avis à distinguer la croyance de l’Histoire. C’est la clé à mon humble avis de la réforme. Dans ce sens, le grand chantier qui doit être ouvert est celui du Coran : certes la foi religieuse le présente comme la parole incarnée d’Allah et par là même il est infaillible et éternel ; mais il ne faut pas oublier que la compilation et la transmission du Coran a été le fruit d’une action humaine pleinement historique, quand bien même l’origine en serait divine.

Stractegia – Une version arabe de votre ouvrage a-t-elle été envisagée ?

Hela Ouardi – Mon livre est quasiment la traduction française d’un original en langue arabe puisque je n’ai fait quasiment que traduire et compiler des citations des ouvrages de la Tradition qui sont en arabe ! La vraie question serait : la publication de la version arabe est-elle envisagée ? Je réponds : oui bien sûr. Simplement, je préfère écrire moi-même la version arabe, et là, ce ne sera pas de l’auto-traduction, mais une réécriture de la version française. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper car je suis en ce moment absorbée par l’écriture d’un autre livre que je suis sur le point d’achever.

Back To Top