Les effets collatéraux des sanctions américaines contre l’Iran

La rhétorique et les mesures adoptées par Donald Trump vis-à-vis de l’Iran ont pu donner une impression de crescendo depuis son arrivée à la présidence américaine.
Or, l’approche par les États-Unis du “cas iranien” a plutôt été radicale, et rapide. Après un temps de menaces laissant peu de place à la négociation, Donald Trump clôt l’année 2018 en paraphant les conditions pour un étranglement de l’Iran.
En témoignent les dispositions officiellement entrées en vigueur en ce 5 novembre 2018 : écartement de Téhéran du système bancaire international SWIFT, ou encore interdiction d’importation de pétrole iranien par les nations du monde – en clair, ceux de ces pays qui craignent de voir Washington les sanctionner vertement s’ils n’obtempèrent pas. Ces dispositions avaient été précédées, en mai 2018, par la signification par Washington de son retrait de “l’Accord sur le nucléaire iranien”, l’un des rares succès diplomatiques à porter au crédit du président démocrate Barack Obama. Les premières sanctions américaines officielles à l’encontre de Téhéran avaient suivi en août, portant déjà à l’époque sur les matières premières, les secteurs automobile et commercial, ainsi que les transactions financières. On se souvient comment, en début d’été, la pression se faisait vive sur les compagnies occidentales et leurs gouvernements. Ceux d’entre eux qui cherchaient à passer l’idée selon laquelle ils ne plieraient pas aux injonctions américaines ont vite déchanté. Même la Chine, mastodonte régional et client important et intéressé du marché pétrolier iranien, fait partie de ces nations qui ont dû demander à bénéficier d’un report de six mois de ces sanctions. Il faudra évidemment voir ce qu’il en sera réellement à l’issue de cette période. Mais on reste loin, pour l’heure, du mythe qui voulait que les relations américano-chinoises menaçaient d’une confrontation imminente. Les États-Unis justifient leur attitude sur l’Iran par une volonté de leur part d’obtenir un nouvel accord sur le nucléaire. Mais les faits leur font plutôt défaut. “L’Accord sur le nucléaire iranien de 2015” semblait certes imparfait, puisque l’étroite surveillance sous laquelle il plaçait l’Iran ne semblait pas être un gage de prémunition contre d’éventuelles tentations nucléaires militaires iraniennes. Mais il avait le mérite de permettre la construction d’un climat de confiance – le fameux “trust building”. Faire sauter ces dispositions annihile tout critère constructif dans la relation avec l’Iran. Qu’il cherche ou non un conflit militaire avec l’Iran, ce qui reste du – premier ? – mandat de Donald Trump va favoriser les épisodes de tension sur ce dossier, sur fond de braquage de la République islamique.
L’Iran, habitué à vivre sous embargo, est cependant aujourd’hui sous pression intense et menaçante. Mais il dispose encore de sérieux soutiens, à commencer par la Russie. La critique par Moscou de sanctions américaines qu’il considère “illégitimes” traduit sa solidarité – et un maintien annoncé de ses liens – avec Téhéran. La décision des États-Unis pourrait cependant générer un autre type de conséquences. La conjonction de la vision américano-israélienne sur le dossier iranien se maintiendra ; mais la relation américano-saoudienne en sortira tout aussi renforcée. Les États-Unis, aussi puissants soient-ils, demeurent en besoin d’un soutien maximal à ces sanctions sur l’Iran que beaucoup ont du mal à accepter. Sur ce plan, l’aversion saoudienne pour Téhéran fait partie des points sur lesquels Washington est content de pouvoir capitaliser aux fins de prouver la santé de ses décisions. Mais cela nécessite aussi pour Washington de pouvoir compter sur un leadership saoudien fort, cohérent et qui soit sans concession sur l’Iran. Or, personne mieux que le prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS) ne semble incarner ces caractéristiques.
En ces temps où “l’affaire Khashoggi” connaît un relatif essoufflement, il ne faudra pas s’étonner de voir l’épisode des sanctions américaines sur l’Iran boucler la boucle des questionnements sur l’attitude que pourrait favoriser Washington sur “la question MBS”. “L’affaire Khashoggi” semble même confirmer la manière par laquelle l’Administration Trump a perçu cette histoire depuis le début : une polémique qui passerait trop ou tard. Une hypothèse que les faits assoient de plus en plus.

Barah Mikail

(Article initialement paru dans le quotidien Liberté Algérie dans son édition du jeudi 8 novembre 2018 )

Hela Ouardi: «Le grand chantier qui doit être ouvert est celui du Coran» 

Hela Ouardi, professeure de littérature et de civilisation française à l’université Tunis El Manar, est aussi l’auteure de plusieurs ouvrages, dont « Les derniers jours de Muhammad », un libre qui démonte les idées reçues sur le prophète fondateur de l’islam et sa place réelle dans la genèse de la religion aux quelques 2 milliards d’adeptes. A sa sortie, son écrit, basé sur une lecture rigoureuse des textes de références et des traditions sunnite et chiite, fit grincer des dents, tant son approche tranchait avec la version officiellement retenue pour les origines de l’islam. Hela Ouardi a accordé à Stractegia cet entretien, dans lequel elle revient sur le contenu de son ouvrage et l’esprit dans lequel celui-ci est paru.

Stractegia – Avec “Les derniers jours de Muhammad”, vous signez un livre qui touche à un sujet particulièrement sensible, sur lequel d’aucuns ne manqueraient pas de vous taxer d’iconoclaste. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Hela Ouardi – Quand j’ai commencé à m’intéresser à la biographie du Prophète, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire un livre. Je voulais connaître ce personnage-clé de l’Histoire en lisant les différentes sources de la Tradition. Je prenais de nombreuses notes que je consignais sur des fiches et un jour en voulant les classer, j’ai réalisé que j’avais matière à faire un livre. Progressivement, le projet de lecture s’est transformé en projet d’écriture. Ce geste d’écriture a pour moi une double signification : d’une part, c’est une démarche cognitive, car  l’écriture comme mise en ordre du discours permet de rendre intelligibles les éléments confus de l’Histoire. D’autre part, l’écriture est un geste d’appropriation du passé : quand, pour en parler, j’utilise mes propres phrases, cette Histoire éloignée devient plus proche de moi (d’où mon choix d’ailleurs d’utiliser le présent de l’indicatif dans mon livre). En somme, mon ouvrage n’est qu’une réécriture du passé. Je n’invente rien. C’est pour cette raison que je refuse catégoriquement « l’accusation » d’iconoclasme non parce qu’elle est répréhensible en soi – je l’aurais pleinement assumé si elle était vraie – mais parce qu’elle ne correspond pas du tout à mon approche. Si je suis iconoclaste, alors toute la Tradition musulmane est iconoclaste puisque je ne fais que la réécrire ; pratiquement le tiers de mon livre est consacré à des notes contenant les multiples ouvrages auxquels je me réfère.

Stractegia – Vous embrassez un champ extrêmement large de références pour étayer votre démonstration, références dont le sérieux ne saurait être remis en cause puisqu’elles constituent le b.a-ba des ressources connues dont tout croyant et tout chercheur dispose. Diriez-vous cependant que certaines sources sont plus crédibles que d’autres ?

Hela Ouardi – J’aimerais dire en fait que ma réponse est dans votre question : si j’ai choisi d’embrasser un champ aussi large de références, c’est précisément parce qu’aucune source ne me semblait plus crédible que les autres. Je n’ai établi aucune hiérarchie idéologique entre sunnites et chiites, ni intellectuelle entre les auteurs qui sont eux-mêmes d’ailleurs comme des vases communicants ; il y a ainsi une prodigieuse intertextualité entre les différents ouvrages de la Tradition. Mon approche a plutôt consisté en une méthode « horizontale » de comparaison et de confrontation entre les différents récits. Je cherchais les points d’intersection, en quête d’une version consensuelle. Le phénomène d’intersection devient plus éloquent encore quand je constate que les sources sunnites et shiites sont d’accord sur un même fait, comme par exemple le testament que le Prophète a été empêché d’écrire le jeudi qui a précédé sa mort – l’incident est relaté dans les sources sunnites et shiites avec quasiment les mêmes détails. Ainsi, quand il constate que les adversaires sont d’accord sur un fait, l’historien sait qu’il n’est pas loin d’un noyau de vérité historique. Je dois dire ici que j’ai été vraiment étonnée de la grande concordance entre les versions sunnite et shiite concernant les derniers jours du Prophète.

Stractegia – Quels types de réactions la sortie de votre ouvrage a-t-elle suscité ?

Hela Ouardi – J’estime que ce livre a eu beaucoup de chance ; il a eu du succès un peu partout dans le monde, comme le montrent les compliments que je reçois régulièrement de la part de lecteurs venant de plusieurs pays, même non francophones : Afrique du Sud, Brésil, Indonésie, et même l’Iran et l’Arabie Saoudite ! Mais je pense que ce qui vous intéresse, c’est de connaître les contestations que mon livre a suscitées : évidemment, le livre a fait grincer quelques dents, mais en silence ! Si je mets à part l’attitude du Sénégal, qui a censuré mon livre, et dont le premier ministre a publié un communiqué des plus virulents à mon égard, il n’y a pas eu de réaction violente en général. Je pense que cela est dû au fait que je ne fais que me référer à la Tradition : remettre en cause mon livre signifie tout simplement remettre en cause la Tradition.

Stractegia – Êtes-vous allée au fond de ce que vous vouliez dire, ou avez-vous gardé pour vous certains détails par souci de ne pas verser dans ce que d’aucuns pourraient qualifier de provocation ?

Hela Ouardi – Absolument pas ! J’ai dit tout ce que je devais dire ! A partir du moment où je me réfère à la Tradition, toute accusation de provocation est de fait nulle et non avenue. Certes, certains détails ont été écartés, mais ce n’est sûrement pas à cause d’une quelconque crainte. Si j’ai passé sous silence quelque récits, c’est pour des raisons méthodologiques : je devais me conformer à une structure d’ensemble et ne pas donner trop de détails qui pouvaient compromettre la cohérence du livre et faire perdre le fil conducteur du récit. Si je craignais les accusations, je n’aurais pas du tout écrit ce livre !

Stractegia – Vous affirmez dans votre ouvrage que, à y regarder de plus près, les réels fondateurs de la religion musulmane seraient les premiers califes de l’islam, Abu Bakr et Omar, et non le prophète comme tel. Doit-on en déduire que, n’étaient les ambitions politiques des premiers califes de l’islam, cette religion serait restée confidentielle, défiant par-là les volontés divines d’expansion de l’islam ?

Hela Ouardi – Effectivement, j’avance cette hypothèse en me fondant sur le caractère eschatologique de la prophétie de Muhammad ; de nombreux versets du Coran que je cite le prouvent. Avec la mort de Muhammad, nous sommes face au moment fondateur d’une religion qui, désormais sans prophète, a été confrontée à l’épreuve de sa propre survie. Au-delà de l’autorité du Maître disparu, l’islam devait se réinventer, ou peut-être même s’inventer. Il s’agit là du moment décisif de la relève, où la fin de la prophétie a constitué paradoxalement un instant inaugural : celui de l’avènement d’une religion. Ce paradoxe nous pousse à nous interroger sur les liens véritables qui existent entre la religion qu’on appelle « islam », et la prédication initiale de Muhammad comme doctrine de la fin des temps. Les premiers à avoir compris bien avant les autres que la mort de Muhammad n’était pas le signe avant-coureur de l’apocalypse sont Abû Bakr et Umar, qui feront quelques heures après la disparition du Prophète une entrée décisive sur la scène de l’Histoire. C’est grâce à eux que l’islam comme doctrine de la fin des temps a pu avoir un avenir. C’est grâce à eux que de religion ethnique (celle des Arabes), l’islam est devenu universel. Abû Bakr et Umar seraient finalement les fondateurs véritables d’une nouvelle religion qu’ils ont dû reconstruire sur les ruines d’une croyance primitive qui s’est effondrée brusquement à l’instant même où Muhammad est mort. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Abû Bakr et Umar sont aujourd’hui enterrés à côté du Prophète, à la mosquée de Médine, formant avec lui une sorte de « trinité ». La manœuvre de haute volée menée par Abû Bakr et Umar s’est fondée sur la création d’une institution politique inédite dans l’Histoire : le califat (dérivé du verbe khalafa qui signifie « remplacer »), qui est une sorte d’intérim exhibant lexicalement sa nature de succédané politique. L’idée conçue sans doute initialement par Abû Bakr et Umar comme un « bricolage » improvisé n’était pas mauvaise ; elle aura fonctionné durant quatorze siècles et nourrit encore aujourd’hui d’une manière avouée ou implicite l’imaginaire politique des musulmans. On serait même en mesure d’affirmer que l’attachement des musulmans au califat, encore de nos jours, n’est pas la simple nostalgie d’un âge d’or ; elle s’explique par le fait que la création de cette institution coïncide avec la naissance véritable d’une religion, ou du moins avec son entrée dans l’Histoire. Je pense que le califat est plus qu’un régime politique théocratique ; il est ontologiquement lié à l’avènement même de l’islam.

Stractegia – On ressent fortement dans votre ouvrage le fait que Muhammad, bien que prophète, aurait été sous l’effet de multiples pressions, voire manipulations, dont les auteurs fondamentaux furent certaines de ses épouses, à commencer par Aïcha, fille d’Abu Bakr. Considérations du sacré mises à part, cela n’en revient-il pas, contrairement à ce que l’on en dit généralement, à faire de l’islam une religion fondamentalement matriarcale ?

Hela Ouardi – Je n’irai pas jusque-là, mais je dirais que le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam des origines a été vraiment sous-estimé et sciemment passé sous silence. Je ne parle pas seulement des femmes de l’entourage du Prophète : son arrière-grand-mère Salma – une grande méconnue !-, sa première femme Khadija, ses autres épouses Aïsha et Hafsa, sa fille Fatima, etc. Il y aussi les « opposantes » politiques qui sont restées dans l’ombre et qui ont pourtant joué un rôle décisif : je pense notamment à Omm Qirfa, à sa fille Omm Zimmel, et à la prophétesse Sajah, qui n’étaient pas de simples « intrigantes » de cour, mais qui ont conduit de véritables armées. Leur rôle sera évoqué dans mon prochain livre.

Stractegia – Othman Ibn Affan, troisième calife de l’islam, semble étonnamment absent ou presque de votre ouvrage. Quel fut son rôle réel dans les derniers jours de Muhammad ?

Hela Ouardi – En effet, Uthman brille par son absence. Il était en retrait non seulement pendant les derniers jours du Prophète, mais durant tout le califat d’Abu Bakr. Son rôle deviendra central sous le califat d’Umar. Ce dernier lui préparera le terrain pour lui succéder. Je pense que l’absence d’Uthman durant la mort du Prophète s’explique par le fait qu’un autre personnage de l’aristocratie qurayshite jouait les premiers rôles à l’époque : il s’agit d’Abû Sofiane, qui était le chef du prestigieux clan des Banu Omeyya, auquel Uthman appartenait, et qui donnera plus tard la dynastie Omeyyade. Quand Abû Bakr est arrivé au pouvoir, Abû Sofiane exprimera haut et fort sa désapprobation, car il estimait qu’Abû Bakr n’était pas digne de succéder au Prophète à cause de ses origines sociales modestes (il était qurayshite certes mais il appartenait à un clan mineur de la tribu de Quraysh). On peut supposer qu’Uthman était aligné sur la position du charismatique Abû Sofiane, et qu’il attendait patiemment dans l’ombre que son tour arrive. D’ailleurs, c’est quand on évoque le rôle d’Uthman qu’on s’aperçoit de l’importance du rôle joué par Aïsha et Hafsa dans l’ascension de leurs pères respectifs, Abû Bakr et Umar. La force de caractère et sans doute l’intelligence politique de ces deux femmes (surtout Aïsha) leur ont permis d’écarter toutes les autres femmes de l’entourage du Prophète, ou du moins celles d’entre elles qui avaient potentiellement un important rôle politique à jouer : je pense surtout à Fatima, la propre fille du Prophète, et à Omm Habiba, la fille d’Abû Sofiane, qui était mariée à Muhammad et qui représentait l’aristocratie de Quraysh dans son harem.

Stractegia – Il en va de même concernant Ali, gendre et cousin du prophète. Vous confirmez le fait qu’il ait initialement été sciemment écarté de la succession, notamment du fait de l’animosité qui l’entretenait à Aïsha. De même, l’image que vous en donnez transmet un portrait situé à l’opposé de l’Adonis charismatique, sage et pondéré que retiennent de lui les traditions sunnite comme chiite. Doit-on aller jusqu’à en conclure qu’Ali a été calife par défaut ?

Hela Ouardi – Je tiens à préciser que l’image que je donne d’Ali n’est pas de mon invention : je n’ai fait que restituer le portrait que la Tradition fait de lui. Quand je dis qu’il était laid et maladroit, à tel point que Fatima a refusé au début de l’épouser, je n’invente strictement rien ! Je me réfère à des récits qui figurent dans les ouvrages les plus orthodoxes de l’islam. Pour répondre à votre question, il me semble que l’arrivée d’Ali au poste de calife est, et c’est le moins que l’on puisse dire, problématique. A-t-il été jamais calife ? Mais vous pouvez imaginer que je ne peux pas, en l’espace de quelques lignes, évoquer un sujet aussi sensible, et un épisode aussi important. Car je pense qu’après la mort du Prophète, le califat (réel ou supposé) d’Ali a été un tournant décisif dans l’histoire de l’islam. Il faut consacrer un livre à la question !

Stractegia – Pour en venir aux questions contemporaines, on présente souvent les formations terroristes qui font l’actualité (al-Qaida, Daesh…) comme des organisations qui agissent de manière contraire à l’esprit de l’islam. Mais à quoi peut-on résumer cet « esprit de l’islam » exactement ?

Hela Ouardi – Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les formations terroristes agissent d’une manière contraire à l’islam. A ma connaissance, ces terroristes ne se réfèrent pas à La Critique de la raison pure de Kant, mais au Coran et aux hadiths du Prophète. Quand Ibrahim Awwad se choisit pour pseudonyme Abu Bakr al-Baghdadi al-Qurayshi, c’est clairement pour s’inscrire pleinement dans la filiation historique d’Abû Bakr, qui a instauré le premier califat dans un bain de sang appelé « les guerres d’apostasie ». Daesh rejoue devant nous la genèse particulièrement violente du premier califat dit « bien guidé ». Je donne un exemple : tout le monde se souvient de l’odieuse mise à mort du pilote jordanien al-Kassasba, brûlé vif par Daesh dans une horrible mise en scène. Cette mise à mort n’est en fait que la répétition d’une mise à mort semblable commanditée par le premier calife Abû Bakr dès son arrivée au pouvoir : il avait brûlé vif son opposant al-Fujâ’a Ibn Abd Yâlîla. En réalité, pour les terroristes, la violence pratiquée par le Prophète ou ses successeurs est sacrée et donc intemporelle, c’est pour cette raison qu’elle est perpétuée et même ritualisée. Pour les musulmans dit « modérés », cette histoire violente est reniée en bloc lors même qu’elle est attestée unanimement par la Tradition. La politique de l’autruche est stérile. A mon avis, on doit affronter cette histoire, l’examiner, l’enseigner pour la désacraliser. C’est à ce prix qu’on restitue l’islam à l’Histoire, car au fond, les organisations terroristes, porteuses d’une vision eschatologique, ont le projet de précipiter « la fin de l’Histoire ».

Stractegia – Les thèses relatives à la nécessité pour l’islam d’opérer sa propre réforme sont légion aujourd’hui. Elles provoquent adhésion d’une part, et rejet de l’autre, le tout dans un climat extrêmement passionnel. Que pensez-vous de cette question ?

Hela Ouardi – Je pense qu’on tourne en rond car les appels à « réformer » l’islam ne datent pas d’aujourd’hui ! Il y a toute une tradition de libres penseurs musulmans qui ont tenté cette réforme et qui ont été persécutés et même assassinés ! Je donne toujours l’exemple du théologien soudanais Mahmoud Mohamed Taha, qui a été condamné à mort pour apostasie et exécuté en 1985. Son exécution par Numayri a été saluée par les pays musulmans, devant le silence assourdissant de la communauté internationale. Et quel a été le « crime » de Taha ? Il a proposé en somme, dans son livre Le second message de l’islam, de séparer la prédication prophétique pacifique (à La Mecque) de l’action politique et militaire du Prophète (au lendemain de son émigration à Médine). La pensée saine de Taha consiste à mon avis à distinguer la croyance de l’Histoire. C’est la clé à mon humble avis de la réforme. Dans ce sens, le grand chantier qui doit être ouvert est celui du Coran : certes la foi religieuse le présente comme la parole incarnée d’Allah et par là même il est infaillible et éternel ; mais il ne faut pas oublier que la compilation et la transmission du Coran a été le fruit d’une action humaine pleinement historique, quand bien même l’origine en serait divine.

Stractegia – Une version arabe de votre ouvrage a-t-elle été envisagée ?

Hela Ouardi – Mon livre est quasiment la traduction française d’un original en langue arabe puisque je n’ai fait quasiment que traduire et compiler des citations des ouvrages de la Tradition qui sont en arabe ! La vraie question serait : la publication de la version arabe est-elle envisagée ? Je réponds : oui bien sûr. Simplement, je préfère écrire moi-même la version arabe, et là, ce ne sera pas de l’auto-traduction, mais une réécriture de la version française. Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper car je suis en ce moment absorbée par l’écriture d’un autre livre que je suis sur le point d’achever.

Peut-on faire taire la revendication autonomiste en Kabylie?

Depuis 2001, l’idée de l’autonomie de la Kabylie s’est muée en une revendication de l’indépendance de cette région. Ainsi, le Mouvement de l’autonomie de la Kabylie (MAK), lancé en avril 2001 par Ferhat Mhenni et d’autres militants désabusés par les dépassements du régime en place et le manque de solidarité des autres régions dans leur lutte pour la démocratie, a pu drainer beaucoup de sympathisants au fil des ans. Il a été rejoint, non seulement par des anciens du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) et du Front des Force Socialistes (FFS de Hocine Ait Ahmed), mais aussi par de nombreux citoyens qui n’ont jamais cru en l’Etat-Nation tel que visualisé par Alger et les autres régions du pays. Les déçus du mouvement Citoyens de Kabylie, plus connu sous l’appellation du Mouvement des Arouch (Tribus), ont aussi rallié le MAK, estimant que seule une autonomie de la Kabylie est susceptible d’apporter le bien-être aux habitants de la région, ainsi que du développement et de la quiétude.

Le GPK, le MAK et la question de la décentralisation

Se sentant trahis par les représentants du mouvement citoyen qui avaient négocié avec le gouvernement pour mettre fin à la crise de 2001, de nombreux Kabyles ont investi le terrain pour arracher l’autonomie de la Kabylie, avant de se radicaliser en réclamant carrément l’indépendance. Dans son exil, le leader du MAK, Ferhat Mhenni a opté aussi pour la radicalisation en lançant le Gouvernement provisoire de Kabylie (GPK-Anaved), évitant toutefois de tomber dans le piège de la lutte armée (une option qui fera perdre à sa cause toute légitimité et l’anéantira à coup sûr). Aussitôt autoproclamé, le GPK a suscité un tollé, y compris chez les plus chauvins du MAK, qui y ont vu une décision hâtive et unilatérale de la part de M. Mhenni.

Mais ce qui est fait est fait. Ainsi, le GPK représente maintenant la cause kabyle à l’étranger, cependant que le MAK continue d’être le bras politique de la lutte en Algérie. Le mouvement est cependant soumis à une surveillance intense en Algérie, et ses membres et parfois ses sympathisants sont constamment soumis à des arrestations arbitraires avant que d’être relâchés, une pratique visant à tenter de les démobiliser en leur faisant peur. Cela n’a pourtant pas eu d’effets, puisque le MAK continue de drainer du monde, alors que le gouvernement algérien enchaîne les échecs dans sa gestion du pays, échecs dont les conséquences sont visibles à l’œil nu. Les scandales de corruption au sommet de l’Etat ont renforcé la conviction des Kabyles, y compris dans la frange la moins politisée – voire pas politisée du tout -, de trouver une solution de remplacement à l’Etat central, et de tuer le mythe du FLN qui sert les intérêts d’une partie de la société algérienne.

Dans l’impossibilité d’un mouvement de répression massive des animateurs et des sympathisants de l’autonomie de la Kabylie, le régime a donc recours à d’autres méthodes. Et c’est ainsi qu’il laisse promouvoir l’idée de la décentralisation progressive, en annonçant un plan de découpages administratifs qui s’étalera sur plusieurs années. Cela ne suffit néanmoins pas à calmer l’ardeur des Makistes (les gens du MAK) qui tiennent à l’idée d’autonomie pour certains et d’indépendance pour d’autres.

L’affaire Chebib

Le régime joue donc la carte du dialogue informel avec les leaders du MAK et du GPK. Mais Ferhat Mhenni a préféré charger son représentant en Algérie, le patron du MAK, Bouaziz Ait Chebib, de cette mission. C’est ainsi que M. Ait Chebib a entamé des discussions avec des représentants de la présidence, mais celles-ci ont visiblement échoué. De plus, vu dès lors comme personne qui a voulu négocier avec le régime, M. Ait Chebib est devenu un traitre aux yeux de ses amis et camarades.

Bouaziz Ait Chebib a-t-il été piégé par Ferhat Mhenni ? Et si c’était le cas, pourquoi ? Au sein du MAK, on estime que M. Ait Chebib a été victime de la volonté de Ferhat Mhenni de tout contrôler. Ce comportement de la part de Ferhat Mhenni aurait été provoqué par le fait qu’il ait senti que le MAK commençait à lui échapper en Algérie, où un mandat d’arrêt délivré par les autorités l’a contraint à vivre en exil en France, d’où il lui est cependant difficile de maintenir la mainmise sur le mouvement, ses actions et sa littérature. Pour sa part, en demandant à négocier, le régime savait qu’il jouait une carte efficace, même si le but n’était pas d’aboutir à un compromis avec le MAK. Car, le régime en place, pressé par la classe politique de lâcher du lest en optant soit pour la régionalisation, soit pour le fédéralisme, savait que son idée allait créer la zizanie au sein du mouvement autonomiste. Et pour cause, les partisans du MAK ne sont pas tous d’accord pour l’idée de l’indépendance ni pour une autonomie totale qui les couperait du reste de l’Algérie.

Une cause atomisée

L’idée telle que formulée par le MAK historique et le GPK dessert pourtant les intérêts de la Kabylie, selon les estimations de nombreux militants modérés de l’autonomie de la région, dont certains étaient d’ailleurs des militants du FFS et du RCD. Ces derniers défendent respectivement le fédéralisme et la régionalisation mais avec le maintien de l’Etat unitaire. Et le régime sait qu’il peut compter dans une certaine mesure sur ces deux formations politiques pour freiner le MAK, voire le discréditer aux yeux des Kabyle et du reste de l’Algérie. Cet épisode de discussions a donc fini par provoquer une crise interne au sein du MAK et a atteint le sommet du GPK, créant ainsi un climat de suspicion et de méfiance, ponctué par des communiqués interposés et un échange d’accusations sans le moindre fondement ni une quelconque preuve formelle. Autrement dit, le MAK risque d’imploser à n’importe quel moment, en perdant d’abord ces membres fondateurs, mais aussi à cause de Ferhat Mhenni qui fait petit à petit le vide autour de lui. Ses sorties médiatiques et ses liens présumés avec des puissances étrangères lui ont aussi fait perdre le capital sympathie dont il disposait au début.

Enfin, outre cette stratégie de la part du régime visant à faire imploser le MAK, prévaut aussi la politique du clonage et de la dissidence, qui a déjà fait ses preuves, et qui continue de fonctionner dans le domaine syndical. Pour mieux «assassiner » le MAK, le régime déploie ses satellites. Ceux-ci ont ainsi lancé le Rassemblement pour l’autonomie de la Kabylie (RPK), dont la presse s’est faite l’écho, afin de contrecarrer le mouvement de Ferhat Mhenni. Des universitaires et des cadres administratifs, rejoints par des syndicalistes et des militants venus d’autres horizons, avaient été mobilisés pour lancer le RPK.

 

A. Rachid

* Ameziane Rachid est le pseudonyme d’un militant basé en Kabylie.

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