Reportées à plusieurs reprises, les premières élections municipales organisées depuis la révolution de 2011 ont finalement eu lieu le 6 mai 2018. La Tunisie entame ainsi une ère nouvelle de son histoire : celle de la gouvernance locale, édictée par la constitution de 2014. C’est là une suite logique pour le processus démocratique entamé il y a sept ans, et un test majeur en vue des élections législatives et présidentielles prévues pour 2019. Qui plus est, ce scrutin municipal est perçu par une grande partie des observateurs de la vie politique tunisienne comme important car amené à avoir des conséquences notables sur la nature du rapport établi entre instances locales et citoyens.
Un oublié : le code des collectivités locales
Il faut rappeler en premier lieu que les perspectives tunisiennes ne dépendent pas que des élections municipales tunisiennes. Certaines conditions supplémentaires nécessaires pour pouvoir parfaire le processus politique tunisien sont ainsi à prendre en compte, telle l’adoption du nouveau code des collectivités locales, en remplacement du texte vieux de quarante-deux ans qui le précédait. Ce corpus, fondateur de la gouvernance locale, maintenait en effet un contrôle important de l’État sur les perspectives citoyennes.
Le nouveau code des collectivités locales, constitué de 392 articles, n’a été adopté que le 26 avril 2018, à une dizaine de jours des élections municipales, et après des mois de travail au sein des commissions parlementaires de l’ARP. C’est cependant un texte important, car il a vocation à établir le cadre de l’autonomie de gestion et de planification des communes sur l’ensemble du territoire tunisien, une étape nécessaire pour le désenclavement des régions.
Le nouveau code des collectivités locales reconnaît ainsi aux citoyens deux prérogatives principales : la possibilité pour eux de provoquer des référendums locaux sur une question donnée, ainsi que l’aptitude à demander une réunion extraordinaire du conseil municipal aux fins de lui transmettre leurs propositions. 10% au moins des électeurs doivent être mobilisés pour pouvoir exercer ces prérogatives.
Le nouveau code des collectivités locales s’avère ainsi pleinement en phase avec les requis pour une consolidation de l’exercice par les citoyens de prérogatives et droits fondamentaux auxquels ils peuvent prétendre. Ces mêmes droits se combinent à l’importance symboliquement incarnée par les avancées qu’ils ont obtenues, sur le plan politique, via les élections municipales de 2018.
Un révélateur fort des tendances de l’électorat
Les élections du 6 mai 2018 ont été marquées par un taux d’abstention record de 66,3%. 1 .769.154 d’électeurs seulement se sont présentés aux urnes , un nombre qui a été considéré comme très faible par le chef du gouvernement Youssef Chahed, certains observateurs y voyant pour leur part « une claque adressée à l’ensemble de la classe politique. »
Côté résultats, ce sont les listes indépendantes candidates à ces élections municipales qui ont raflé la mise, en obtenant 32,9% des voix, se plaçant ainsi devant les partis politiques traditionnels. Après dépouillement des listes par l’Instance Supérieure Indépendante des Élections (ISIE), les résultats se déclinent ainsi comme suit :
- Listes indépendantes : 32.9% avec 581.930 voix, soit 2367 sièges ;
- Ennahdha : 29.68% avec 516.419 voix et 2135 sièges ;
- Nidaa Tounes : 22.7 % avec 375.964 voix, soit 1595 sièges ;
- Courant démocrate : 2,85 % (75.936 voix) ;
- Front Populaire : 3.6 % (259 sièges) ;
- Union Civile : 1.77 % ;
- Machrou Tounes : 1.72% ;
- Le Parti Destourien Libre : 1.38% ;
- Harak Tounes Al Irada : 1.33% ;
- Mouvement Echaab : 1.39% ;
- Afek Tounes 1.29%.
En tête de ce premier scrutin, on retrouve les partis déjà au pouvoir depuis 2014, qui engrangent à eux quelque 50% des suffrages exprimés : le parti Ennahdha obtient ainsi plus du quart des voix, avec 29,68 % des votes exprimés en sa faveur, soit 516 419 voix ; il est suivi par le parti Nidaa Tounes (22,7,%, soit 375 964 voix), ce qui représente un inversement de tendance, Ennahdha devançant Nidaa Tounes de 7 points, soit une différence de 150. 455 voix.
Le bureau d’études Sigma Conseil, par l’intermédiaire de son directeur Hassen Zargouni, a d’ailleurs commenté les premiers résultats des élections en mettant en perspective le fait que ce sont quatre blocs qui se partagent, à parts presque égales, les voix de moins d’un quart des électeurs :
- Le premier bloc est constitué par le parti Ennahdha, classé au premier rang. La première place d’Ennahdha est loin d’être une surprise, en raison du nombre de listes qu’il a présenté (430 listes), et surtout devant cette abstention sans précédent qui a touché ces élections. Cette situation a ainsi permis au parti islamiste de profiter du dépit ambiant général, tout en restant pour sa part très discipliné. En réalité, Ennahdha tablait sur une victoire plus large, grâce à sa discipline et à sa capacité de mobilisation. C’est ainsi que, en dépit de son score en apparence honorable, il s’avère qu’Ennahdha a nettement régressé, passant de 1,5 million de voix en 2011, à moins d’un million en 2014, et à 400 000 aujourd’hui. Ce qui signifie que le parti islamiste a perdu presque plus des 2/3 de son électorat, même s’il convient de noter que dans une ville comme Sidi Bouzid, d’où sont parties les révoltes qui ont abouti au déclenchement du « Printemps arabe », le parti islamiste est majoritaire ;
- Mais le second bloc, Nidaa tounes, a perdu une proportion égale à Ennahdha en un laps de temps encore plus réduit. Ce parti, qui a présenté 450 listes, et qui a obtenu 22,7% des voix, continue, malgré le nombre de membres qui l’ont quitté, à faire le contrepoids et à conférer un certain équilibre au paysage politique. Parmi les indications parlantes, le fait que la liste de Hafedh Caied Sebsi, fils du président de la République, remporte la ville du Kef avec 34%. Cette ville, par laquelle la France est entrée en Tunisie en 1881, reste pourtant fidèle à un mode de vie tourné vers la modernité, ce qui ne plaît pas toujours au parti Ennahdha.
- Vient ensuite le troisième bloc, constitué par les formations de l’opposition qui ont participé à ces élections soit séparément, soit au sein de coalitions qui ont récolté respectivement 14% et 8% du total des voix exprimées. Celles-ci incluent le Front populaire, qui s’est présenté avec 120 listes, et qui est arrivé en tête dans plusieurs circonscriptions du sud, du centre et du nord-ouest du pays. Cela confirme sa réussite relative. En parallèle, le score obtenu par le mouvement Harak Tounès al Irada (Mouvement Tunisie Volonté) de l’ancien président tunisien Moncef Marzouki montre le manque d’engouement des Tunisiens en sa faveur, et ce même dans les régions du sud considérées pourtant comme un fief pour l’ancien chef de l’État. Il en va de même pour ce qui concerne le Courant démocratique, présidé par Mohamed Abbou (bien que celui-ci soit venu en tête de liste dans certaines circonscriptions du sud) et pour le mouvement destourien de Abir Moussi, dissident de l’ancien parti au pouvoir (RCD) ;
- Le quatrième bloc, celui des Indépendants, ressort dès lors vainqueur des élections, décrochant 32,9% des voix. Celles-ci incluent une multitude de tendances. Ces candidats qui ont ainsi su décrocher des sièges dans les futurs conseils municipaux de plusieurs villes ne représentent pourtant pas un parti, mais un magma, celui des « Indépendants ». Ceux-ci, en score global, arrivent finalement devant Ennahdha, laissant loin derrière Nidaa Tournes, le parti du président et du chef du gouvernement, puis les autres partis de l’opposition. Le triomphe des Indépendants est remarquable par leur travail, leur organisation et leur détermination, car loin de jouir des capacités financières ou organisationnelles, voire des possibilités médiatiques des partis, ceux-ci sont arrivés à arracher la majorité des voix dans des villes très importantes, telles Tunis, Sfax, Sousse, le Kef, la Marsa, ou encore Nabeul.
Au-delà de la victoire des « Indépendants » : les signaux d’alerte
Toutes ces considérations font de la victoire des Indépendants un phénomène nouveau dans le paysage politique tunisien.
Ainsi, là où les représentants de cette liste se sont bien organisés, ils sont arrivés premiers, comme dans le cas de Tozeur. A l’Ariana, le doyen Fadhel Moussa, candidat de la Voie démocratique et sociale, a obtenu 33% des voix. À La Marsa, qui compte comme l’une des municipalités les plus symboliques du pays, Slim Maherzi, médecin et ancienne gloire de l’équipe sportive locale, est aussi arrivé premier en tant que représentant de la liste « La Marsa Change » ; la seconde place a d’ailleurs également été raflée par une liste indépendante, « Les Couleurs de La Marsa », menée par Moez Bouraoui. Dans bien d’autres villes, les Indépendants sont aussi arrivés premiers ou deuxièmes. La Marsa est d’ailleurs un véritable laboratoire pour les élections en Tunisie, notamment car c’est là-bas que les Indépendants ont commencé, tôt, à s’organiser et à travailler sérieusement.
Peut-on pour autant considérer les « Indépendants » comme un mouvement ? La question se pose pour les Tunisiens, sans que ceux-ci n’y trouvent cependant de réponse claire. De plus, ce mélange confus de listes pourrait-il se transformer un jour en mouvement structuré ? Il est encore trop tôt pour le dire. Ce qui est sûr cependant, c’est que l’écrasante majorité des Tunisiens appelle à une nouvelle donne politique. Et malgré les apparences, l’expérience de ce 6 mai 2018 offre de vastes perspectives en ce sens.
Cela ne fait pas l’économie d’une nécessaire révision par les perdants de ces élections des raisons de leur échec. On notera ainsi ici comment, au détour d’une interview accordée à la radio nationale tunisienne, Chafik Sarsar, ancien président de l’ISIE, avait expliqué les raisons de cette défaite pour les « grands partis ». Ainsi, selon, Sarsar, on peut remarquer ce qui suit :
- Le fait que les élections municipales quatre fois reportées, et le code des collectivités locales adopté en retard sur l’agenda prévu, ont eu valeur de message négatif pour les Tunisiens, qui ont compris que les élections ne présentent pas une priorité pour la classe politique ;
- Les critères de l’ISIE ont été trop exigeants, celle-ci insistant sur les notions de parité verticale et horizontale (chaque liste doit comporter autant d’hommes que de femmes ainsi que des jeunes de moins de 35 ans et un handicapé au moins dans chaque liste), cependant que la campagne médiatique menée a été très contraignante. Sont ainsi particulièrement pointés du doigt la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), et bien sûr l’ISIE ;
- Le fait que des lois aient été votées à la dernière minute, retardant par ailleurs des questions aussi importantes que la nomination par le pouvoir législatif des nouveaux membres de l’ISIE, la mise en place de la cour constitutionnelle, ou encore le fonctionnement de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) ;
- L’absence de communication sur la nature réelle des missions des futurs élus, dans un contexte dans lequel ceux-ci seront notamment amenés à gérer le processus de décentralisation ;
- Un taux réduit (12%) de participation des sécuritaires et des militaires ;
- L’incompétence de l’ISIE en matière de logistique et d’organisation ;
- Les promesses de programmes irréelles et non réalisées de la part des partis au pouvoir, la gouvernance ne faisant quant à elle que s’aggraver. S’ajoute à cela un climat social tendu, une inflation record, une chute sans précédent du dinar, et aussi une tension palpable entre les parties importantes du pays (gouvernement, UGTT, UTICA, partis politiques).
On peut ainsi se réjouir de la maturité politique des Tunisiens, mais on doit tout aussi bien relever le fait que les défis restent d’ampleur, tant à niveaux procédurier et institutionnel que pour ce qui touche aux aspirations des Tunisiens. Autant de signaux dont il convient de bien tirer les leçons dans la perspective des échéances électorales capitales qui suivront en 2019.
Par Nourelhoda Sadfi, journaliste, experte associée à Stractegia