« Ce que veut la Libye »: Retour sur la visite du MAE libyen à Madrid

Les problèmes de la Libye sont complexes, mais la manière par laquelle les gouvernements européens les perçoivent sont assez connus. Pays riche en pétrole, route migratoire importante vers l’Union européenne, la Libye est aussi vue par ses voisins septentrionaux comme un pays en proie à l’instabilité politico-sécuritaire et au règne des milices, sur fond de tensions tribales, de sous-développement des infrastructures, ou encore de divisions politiques.

Moins connue chez les Occidentaux est la vision que peuvent avoir les institutionnels libyens de leur propre pays. Cette relative inconnue d’autant plus de pertinence aux propos tenus par le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement d’Entente nationale (GEN) libyen, M. Mohammed Taher Sayala, lors d’une réunion qu’il a tenue avec des diplomates, journalistes, hommes d’affaires, experts et observateurs à la mi-septembre 2018 à Madrid, dans les locaux de la Casa Árabe.

Ingérences et diplomatie

S’il considère que le développement économique demeure un moteur privilégié pour l’amélioration de la situation politique à terme, M. T. Sayala ne nie pas pour autant le fait que la Libye doit beaucoup de ses problèmes aux ingérences faites par des pays étrangers, nombre d’entre eux régionaux. Qatar, Émirats arabes unis et Égypte font ainsi partie, à ses yeux, de ces États qui ont fait subir à la Libye, depuis l’année 2011, nombre de désarrois, dont la prolifération massive d’armes à échelle du territoire. Le résultat en a été une forme de militarisation des perspectives inter-libyennes, sur fond de renforcement des milices armées.

Conscient des difficultés qu’il y a à résorber la crise libyenne, M. T. Sayala n’en est pas moins convaincu de ce que les efforts diplomatiques, dont ceux conduits par l’ONU, peuvent aider à avancer positivement. Favorable à des sanctions – ou à tout le moins à des menaces de sanctions – à l’encontre « des » (sic) milices armées en action à Tripoli, Sayala ne voit cependant pas le salut de la Libye autrement que dans la mise en place d’un pouvoir le plus représentatif possible des tendances et des choix de la population libyenne. Il insiste ainsi sur le fait qu’ethnies, « minorités », tout comme les personnes représentant des tendances idéologiques diverses (dont les soufis, ou les Frères musulmans), doivent toutes avoir voix au chapitre. Cette ouverture affichée le pousse d’ailleurs jusqu’à évoquer le cas complexe de l’homme fort de l’est libyen, le général Khalifa Haftar, dont il ne nie en rien, ni le pouvoir, ni le fait qu’il devra continuer à avoir « un rôle » (sic) en Libye.

Le drame migratoire

Reste le problème épineux des migrations. Ici, le ministre libyen des Affaires étrangères voit essentiellement quatre priorités à adresser :

  • La nécessité pour la communauté internationale de promouvoir plus de politiques de développement dans les pays africains, source principale de ces migrations ;
  • L’importance pour les Européens de prendre conscience de ce que les actions à privilégier doivent privilégier la partie frontalière méridionale de la Libye, point de passage privilégié pour les migrants, plutôt que la mer Méditerranée ;
  • L’impératif que consiste l’octroi de plus d’aides financières à la Libye, afin qu’elle puisse régler ses problèmes, en termes notamment de gestion des mouvements de déplacés internes et d’entretien des camps d’accueil des réfugiés ;
  • Le développement de politiques plus efficaces contre les trafiquants en tous genres, et le déploiement de plus de moyens en ce sens.

S’ajoute aux propos du ministre libyen le fait que, selon lui, l’Espagne n’ait toujours pas développé, pour l’heure, une politique digne de ses réels moyens en Libye. Présent certes par l’intermédiaire de la compagnie pétrolière Repsol, Madrid se voit cependant faire remarquer par M. T. Sayala que les Espagnols se font attendre sur d’autres domaines. Et que les Libyens comprennent d’autant moins leur retard que l’Espagne est perçue très favorablement, du fait notamment de son soutien à la révolution de Février-2011. Il suffirait pourtant que Madrid décide de rouvrir son ambassade à Tripoli en signe de bonne volonté, insiste ainsi le ministre libyen des Affaires étrangères. Et de préciser qu’il ne faudrait pas non plus que cette décision tarde trop.

L’impuissance libyenne

L’appel de M. T. Sayala est logique, et tout à fait compréhensible. En dépit de difficultés qu’il ne cache pas, le chef de la diplomatie libyenne sait que son pays traverse une phase critique, pendant laquelle il importe pour Tripoli d’obtenir le plus grand nombre de soutiens internationaux. Les réouvertures d’ambassades, dont 42 sont actives à ce jour, seraient un pas important en ce sens, puisqu’elles suggèreraient – même si cela venait à s’avérer factice – une capacité de la part du Gouvernement d’Entente nationale à faire prévaloir ordre et stabilité – à défaut cependant de souveraineté – sur une partie au moins de son territoire.

La Libye a cependant besoin de bien plus pour se gagner la confiance de ses pairs. Les points évoqués par le ministre libyen des Affaires étrangères sont tous fondamentaux pour la compréhension de la Libye ; mais ils s’accompagnent de la nécessité pour les Libyens, politiciens comme citoyens, de se mettre d’accord sur la nature des institutions dont ils souhaitent bénéficier. Or un tel accord nécessite, outre un texte de référence – tel que celui incarné à ce jour par l’accord de Skheirat (2015) -, la présence de structures de type étatique sur lesquelles bâtir un ordre réel. Celles-ci demeurent pourtant à ce jour inexistantes. Et elles en ajoutent aux difficultés qu’a le GEN à se gagner des soutiens conséquents à sa cause.

La Libye continue aujourd’hui à être un point d’intérêt pour les Occidentaux du fait de trois raisons principalement : l’impact de l’instabilité sur la sous-région et sur les questions de terrorisme ; l’importance et l’ampleur des questions migratoires ; la donne pétrolière. Mais cela ne compense pas le sentiment de perdition qu’ont beaucoup de pays devant la fragmentation poussée des paysages politique, militaire et social libyens. Et l’on demeure dès lors toujours en peine de trouver une sortie de crise pour un pays qui peine à fournir ne serait-ce que des standards basiques, et exploitables, de gouvernance. C’est dire combien la situation libyenne actuelle est amenée à perdurer. Et à quel point la population libyenne serait avisée de prendre son mal en patience, faute d’alternatives viables et concrètes. –

Vivre avec Bachar: la bataille pour Idleb, un article de B.Mikail

Il faut se faire à une réalité : la Syrie a vocation à demeurer un satellite russe et iranien, plutôt qu’un pays prompt à composer avec les pays occidentaux et leurs volontés.

Il n’y a plus matière à se demander si la bataille d’Idleb aura lieu ; celle-ci est déjà lancée, et les cris d’alarme de l’ONU et de diverses organisations devant ses potentielles conséquences humanitaires confirment le sérieux de la situation. Les bombardements et attaques des aviations russe et syrienne sur des zones du sud et du sud-ouest d’Idleb ne sont pas des ballons d’essai ; ils ont vocation à parachever la reconquête par Damas des territoires qu’il a perdus depuis 2011.

Porter le coup final aux formations extrémistes opposées au régime syrien, comme dans le cas de Hayat Tahrir al-Sham (une extension de l’organisation al-Qaïda), compte au rang des objectifs officiels annoncés par Moscou ; faire de la reconquête d’Idleb le symbole achevé de la victoire de Damas – et de ses alliés – sur les ennemis du pouvoir syrien est aussi l’objectif sollicité.

Reste que cette vision des faits ne peut faire l’économie d’une réflexion tactique, liée, elle, à la question turque. Ankara soutient en effet un agrégat de formations regroupées sous le nom de Front de libération nationale, qu’il laissera difficilement tomber, sauf à se voir proposer de sérieuses garanties sur la place des intérêts turcs devant l’avenir de la Syrie.

Quitte d’ailleurs, pour les observateurs, à se désoler – à juste raison – de voir que ces mêmes considérations l’emportent sur des faits d’ordre humain et humanitaire ; Idleb est une province peuplée de quelque trois millions de civils, dont beaucoup pourraient payer de leur vie le prix de cet assaut. (Lire la suite)

Barah Mikail

 

*Cet article est paru initialement sur le site de Middle East Eye – Version française en date du vendredi 7 septembre 2018. Version intégrale à lire à l’adresse Internet : https://www.middleeasteye.net/opinions/vivre-avec-bachar-la-bataille-pour-idleb-1618118564

Les minorités en Syrie: Réalités et avenir, par B. Mikail et C. Roussel

Depuis sept ans qu’elle vit un conflit dont les premières victimes sont la population, la Syrie n’en finit pas de susciter passions, polémiques, désaccords, contradictions quant à la réalité des faits qui s’y déroulent, et à la détermination de qui exactement doit répondre du désastre qui y prévaut. Ce phénomène n’est pas nouveau, les divergences et polémiques d’experts sur la manière dont il convenait d’interpréter « la réalité syrienne » ayant, dans les faits, existé bien avant 2011 et le déclenchement du « Printemps arabe ». Mais une nuance de taille est intervenue depuis lors : alors que les ouvrages francophones et experts traitant de la Syrie étaient plutôt limités avant 2011, on a assisté depuis à une inflation des expertises relatives à ce pays – et à la région prise dans son ensemble. Cela n’a fait qu’ajouter de la confusion à la bonne compréhension des réalités syriennes.

Comment, dès lors, prétendre pouvoir décoder les réalités relatives à un phénomène aussi complexe que celui des minorités en Syrie ? La tâche est peu aisée. Les chiffres relatifs à la taille effective de ces communautés ne peuvent être que spéculation, cependant que les mouvements de réfugiés et de déplacés internes qui ont prévalu depuis 2011 ajoutent leur lot de confusion à la réalité démographique syrienne. Il y a cependant moyen, au départ d’une connaissance de certains pans de la Syrie, et par la conduite d’entretiens avec les représentants, membres et spécialistes de ces communautés, d’esquisser des éléments d’appréciation sur plusieurs points. Parmi ceux-ci, la manière par laquelle ces communautés se positionnent devant les évolutions syriennes, la compréhension d’une partie des réalités qu’elles vivent, l’établissement de lignes générales d’appréciation quant à leur répartition sur le territoire, ou encore l’identification de la raison pour laquelle elles lisent – ou non – le pouvoir syrien en termes communautaires.

Si parler de la présence de politiques criminelles en Syrie ne fait à nos yeux aucun doute, les victimes de ces politiques ne se sont pas limitées au cas des minorités, puisque beaucoup des membres de la majorité arabe sunnite du pays ont tout aussi bien payé le prix de ces évolutions. Mais bien que la Syrie dans son ensemble ait souffert de ce qui s’est passé depuis 2011, les minorités ethniques et confessionnelles du pays méritent d’être analysées per se ; leur statut minoritaire les a rendues, généralement, extrêmement vulnérables.

L’étude présente ne prétend ni lever le voile sur toutes les réalités appartenant aux minorités ethniques et confessionnelles en Syrie, ni même bâtir une quelconque notion de « vérité absolue » qui s’imposerait à la compréhension des logiques et de la réalité du pays. Nous ne suggérons pas pour autant que ces minorités incarnent le « pivot » exclusif du pays ; pour preuve, le fait que la situation de la majorité sunnite du pays ait, dans le cadre de cette étude, été abordée aussi à travers plusieurs des dimensions qui lui appartiennent. La Syrie est peut-être faite de communautés aux perceptions parfois divergentes, mais ce n’est pas pour autant que la notion de « sentiment national » y est défaillante.

Barah Mikaïl, Cyril Roussel

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UE-Réfugiés: la crise de la dignité, par B. Mikail

Les réunions du Conseil européen font rarement la une des médias. Le grand public a pris l’habitude de les assimiler à des sommets soporifiques, teintés de déclarations qui ne suffisent pas à compenser le manque d’intérêt que suscitent en général les affaires de l’union.
Il est pourtant des exceptions. Ainsi celle de la réunion de ces 28 et 29 juin, placée sous le signe de sérieuses pierres d’achoppement entre membres de l’Union européenne. Si l’agenda prévoit d’aborder des questions de sécurité et de défense, de politique commerciale, de croissance ou encore d’innovation et de numérique, les Vingt-Huit sont aussi attendus sur l’un des motifs de crise les plus sévères de ces dernières années : la réponse à apporter au “défi migratoire”.
Les Européens n’en sont pas à leur coup d’essai sur cette question. Tout au long de ces dernières années, plusieurs drames retentissants, caractérisés notamment par les naufrages d’embarcations surchargées et la disparition à plusieurs occasions de centaines de migrants dans les eaux de la mare nostrum, ont pu les rappeler au devoir d’agir. Mais derrière la nécessaire action se cache la réticence de beaucoup de pays à ouvrir leurs portes à l’installation durable d’étrangers sur leur sol. Seule l’Allemagne semblait réellement avoir compris l’intérêt qu’il y aurait pour elle, et pour l’UE, de faire de la rescousse à ces populations le symbole d’une défense par les Européens des valeurs auxquelles ils se disent attachés. Le tout combiné à sa prise de conscience du fait de son déclin démographique, le Vieux continent aurait tout à gagner d’une canalisation des talents et de la motivation détenus par ces demandeurs de dignité. C’était avant que Berlin ne se voit débordé à la fois par l’ampleur de ces mouvements, et par une radicalisation de son spectre politique.
Aujourd’hui, l’accentuation des radicalismes politiques telle qu’exprimée en Italie, combinée à l’attitude réfractaire de maints pays – dont le groupe de Visegrad n’a pas le monopole – à promouvoir des politiques humanitaires plus dignes, accentue l’effet de crise à échelle européenne. Mais on aurait tort de faire porter la responsabilité de l’échec des dispositions européennes en matière de politiques migratoires aux seuls pays de l’Europe centrale et orientale, à l’Italie ou encore à l’Autriche ; la France, l’Espagne ou même la Belgique n’ont pas vraiment été volontaristes en la matière. L’échec – ou le refus – de la majorité des pays membres de l’Union européenne à respecter leurs engagements en matière de quotas de répartition des réfugiés sur leurs territoires en est l’un des signes probants. Le deal signé en 2016 en la matière entre l’UE et la Turquie est l’un des signes de cette quête d’une conscience soulagée, à travers des méthodes mal placées.
Les seize pays – dont l’Italie – qui ont participé aux réunions préparatoires du Conseil européen de ce week-end se veulent rassurants sur le contenu de leurs échanges. Pour autant, semble se profiler un nouvel enlisement des dispositions relatives aux questions migratoires. D’aucuns s’acharneront à vouloir parquer les migrants dans des “hotspots” situés de préférence à l’extérieur de l’UE, les autres prônant une combinaison entre dissuasion en amont et filtrage selon les profils des demandeurs.
Les termes du débat sont pourtant clairs : si l’UE a effectivement des limites en termes de capacité d’accueil, cela ne l’empêche pas de s’interroger sur le moteur de ces migrations. Les principales nationalités des demandeurs d’asile telles que recensées ces trois dernières années sont sans équivoque : Syriens, Afghans, Irakiens et Nigérians chapeautent la liste de demandeurs d’asile. Soit des ressortissants de pays connaissant des situations de guerre et/ou des conditions socioéconomiques effroyables.
En 1995, l’UE, confrontée à des défis en partie similaires, avait répondu par le lancement du Processus de Barcelone : échec retentissant.
La base de ce dispositif n’était pourtant pas mauvaise ; il lui manquait juste une mise en application sérieuse et conforme (la fameuse “conditionnalité”). Malheureusement, le sommet de ce week-end ne sera pas la réunion de l’autocritique. Voguera ainsi toujours la crise de la dignité, et avec elle suivront les naufrages au sens propre comme au sens figuré.

Barah Mikail

Article original paru dans l’édition du jeudi 28 juin 2018 du journal Liberté – https://www.liberte-algerie.com/international/ue-refugies-la-crise-de-la-dignite-295503

Politique, économie, religion, sociétés: la politique africaine de l’Algérie

Après avoir été un pays d’accueil pour les opposants et autres militants anticolonialistes, l’Algérie a perdu, durant la décennie noire, de l’aura dont elle disposait au niveau africain.Malgré cela, elle continue à disposer à ce jour de relais et de capacités potentiellement efficaces.

Bouteflika et la dynamisation de la politique africaine de l’Algérie

Il aura fallu attendre l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, et les retombées d’une rente pétrolière importante, pour que l’Algérie commence à reprendre, peu à peu, les choses en main pour ce qui relève de sa politique africaine.Quatorze pays africains bénéficieront alors d’un effacement de leur dette, soit une somme totale d’environ 900 millions de dollars, en contrepartie évidemment de leur positionnement aux côtés de l’Algérie sur nombre de questions régionales et internationales.Ces pays sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Congo-Brazzaville, Éthiopie, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Mozambique, Niger, Sao Tomé et Principe, Sénégal, Seychelles et Tanzanie.

Cette décision asuscité, depuis l’année 2010 en particulier et jusqu’à ce jour, des critiques en Algérie, notamment devant l’augmentation par le gouvernement de taxes et des prix de certains produits, parallèlement à son adoptiond’une nouvelle politique d’austérité.Ce sont cependant autant de voix dont l’Algérie avait/a besoin, dans l’enceinte de l’Union africaine surtout. L’intégration en janvier 2017 du Maroc, qui avait quitté précédemment la défunte Organisation de l’Union africaine (OUA),a en effet relancé une guerre sans merci entre les deux pays, que ce soit dans les coulisses,ou publiquement.

L’année 2010, point fort de de cristallisation des contestations populaires vis-à-vis des choix politiques algériens, était aussi l’année de l’organisation du Sommet France-Afrique à Nice, auquel avait assisté le président Abdelaziz Bouteflika,même si apparemment sans grande conviction. Le sommet intervenait un an après l’agression israélienne sur la bande de Gaza, qui avait amplement contribué à mettre en échec le projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). La veille même de l’ouverture de ce sommet France-Afrique, en mai 2010, le navire humanitaire turc Mavi Marmara avait été entravé par Israël alors qu’il se dirigeait vers l’enclave palestinienne de Gaza, donnant un autre coup dur à l’UPM, mais aussi au projet d’entente franco-égyptien concernant le Conseil de sécurité.

L’UPM, le deal franco-égyptien, et Alger

Cet événement est important à mentionner car, durant cette période, le débat sur l’élargissement du Conseil de sécurité à de nouveau membres permanents avait fortement agité l’Union africaine (UA). Les Africains avaient réclamé l’obtentiond’au moins deux sièges au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, cependant que les grandes puissances ne voulaient leur en accorder qu’un seul dans un premier temps. L’Algérie, l’Egypte et l’Afrique du Sud étaient perçus par certains comme les poids lourds du continent, et donc les privilégiés. Mais c’était compter sans l’existence d’un deal franco-égyptien,qui voulait que le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, défende l’idée de deux sièges en faveur de l’Afrique au Conseil de sécurité, afin d’assurer une place au Caire, cependant que le poste restant irait à un candidat naturellement doté de suffisamment d’appuis – en l’occurrence, l’Afrique du sud.

Il y avait cependant un autre aspect lié à ce deal. Hosni Moubarak avait pour mission de faire revivre l’UPM (un projet mort-né dans les faits) en tentant de convaincre les pays arabes, dont l’Algérie, de siéger aux côtés d’Israël au sein de cette organisation, et ce, malgré les évènements qui avaient eu lieu à Gaza. C’était évidemment peine perdue.Qui plus est, la chute de Hosni Moubarak, en 2011,enterrera tous ces projets, faisant même perdre à l’Égypte son influence au sein de l’UA.

Le capharnaüm malien, Alger et Rabat

Pour ne rien arranger, c’est l’instabilité politique malienne qui en ajoutera aux soucis de la sous-région. Alger avait d’ailleurs une part de responsabilité dans celle-ci, du fait des tensions qui l’avaient entretenue, des années durant, à l’ancien président malien déchu Amadou Toumani Touré (ATT). ATT avait aussi été lâché par Nicolas Sarkozy, qui financera la rébellion touarègue dans le nord du Mali, en récompense à l’appui des targuis dans la guerre menée par l’OTAN contre Mouammar Kadhafi en Libye.

Cependant, la passivité algérienne lors du putsch militaire contre ATT se verra surtout expliquée par le fait que l’ancien président malien avait tourné le dos à Alger en se rapprochant de Rabat. Le Maroc avait, au passage, été d’un soutien capital au Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), un groupe terroriste allié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Le MUJAO avait son QG à Gao, ville cosmopolite où les liens des zaouïas avec le Maroc sont très étroits. Par la porte du MUJAO, le Maroc se voyait ainsi consacré comme acteur important dans les évolutions du Mali, cependant que l’Algérie tenait en main à la fois le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA),et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA, qui entretient également des liens avec la Mauritanie),deux contrepoids utiles pour neutraliser le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).

Dans ce remue-ménage, Alger parviendra à se replacer en amenant Bamako, le HCUA,le MAA ainsi que d’autres acteurs maliens et régionaux, à choisir Alger comme lieu de discussion pour la paix inter-malienne. Les premières tractations liées à cette donne s’étaient pourtant dérouléesdans l’espace de la Communauté économique de développement de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et plus précisément au Burkina Faso. C’est d’ailleurs à Ouagadougou qu’eut lieu, le 18 juin 2013, la signature de l’«Accord préliminaire à l’élection présidentielle et aux pourparlers inclusifs de paix au Mali», entre Bamako et les anciens rebelles touarègues ; ce n’est que par la suite qu’Alger prendra le relais. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard ici, l’Algérie connaissant plus que quiconque ce dossier pour avoir joué aux intermédiaires au Mali durant la première rébellion touarègue, au début des années 1990. L’actuel Premier ministre Ahmed Ouyahia avait alors été désigné pour mener les négociations et avaitmême réussi à mettre fin à cette rébellion, via un accord qui ne sera toutefois appliqué que partiellement.

La volonté touarègue de disposer d’un État indépendant avait fini par revenir à la surface en 2012, ce qui contraint l’Algérie à activer ses relais et ses moyens diplomatiques dans le souci d’éviter un effet de contagion chez ses propres touarègues. L’attaque contre la base pétrolière de Tigentourine (Hassi R’Mel), en janvier 2013, avait par ailleurs tiré la sonnette d’alarme sur la nécessité de stabiliser le Mali, pays d’où étaient partis les terroristes avant que de passer par le sud libyen. S’ajoute à cela le fait que, durant la période de discussions préliminaires et officielles liées au Mali, une guerre souterraine avait eu lieu entre Alger et Paris ; la France avaiten effet essayé d’imposer le Maroc comme partenaire dans ce processus inter-malien, malgré le fait que Rabat ne partageait pas de frontières avec Bamako.

Enfin, le conflit du Sahara Occidental n’est évidemment pas étranger à cette guerre diplomatique, le Maroc ayant accusé à maintes reprises le Front Polisario d’entretenir des liens avec les groupes terroristes au Mali ainsi que de verser dans la contrebande. Le Maroc avait fini par faire marche-arrière, préférant garder ses atouts économiques au Mali, à travers notamment le secteur bancaire, les services, la restauration et l’hôtellerie. Dans le même temps, la situation dans le nord du Mali a fait que l’Algérie y a perdu des marchés, le coût des exportations vers Bamako étant devenu excessif, combinaison de voies terrestres et maritimes d’approvisionnement oblige. L’Algérie se sentira dès lors l’obligation de déployer un autre bras diplomatique : l’imamat.

 « Politique de l’imamat » et relais sociopolitiques

Le 29 janvier 2013, Alger abriterale Congrès constitutif de ce qui sera appelé la « Ligue des Oulémas, prêcheurs et imams des pays du Sahel». La création de cette instance répondait au besoin que ressentaient les Algériens de lutter contre l’extrémisme religieux, sur le plan spirituel commeà échelle politique. Le Sahel et les pays de l’Ouest étant réputés être tolérants sur le plan religieux, la création de cette Ligue s’avérait idéale pour qui désirait sensibiliser les esprits sur la présence d’un extrémisme religieux dans cette région, et tenter de convaincre les populations locales de participer à la promotion de la paix. Trois ans auparavant, par volonté de sa part d’appuyer le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC, dont le siège est à Tamanrasset), Alger avait lancé l’Unité de fusion et de Liaison (UFL), en partenariat avec d’autres pays africains de la région (Mali, Mauritanie, Niger, Burkina-Faso, Libye et Tchad). Cette UFL avait plusieurs missions principales : collecter,traiter et échanger des renseignements sécuritaires au profit du CEMOC ; réfléchir aux mesures de lutte contre le terrorisme sur les plans politique, militaire et même social, à travers des campagnes de sensibilisation contre le radicalisme ; accompagner,sur les plans économique et social,les populations des pays impliqués dans cette unité; et enfin, mettre en place une stratégie de communication au profit du CEMOC.

L’intention d’Alger était claire. Consciente du poids des réseaux associatifs et des organisations humanitaires et de la société civile, elle voyait ici un moyen efficace d’accéder à l’information de première main et d’opérer donc efficacement sur les plans diplomatique et opérationnel, tout en disant respecter bien sûr le principe de non-ingérence militaire dans les affaires des pays concernés.

Entre allié sud-africain et partenaire éthiopien : l’Algérie au sein de l’Union africaine

L’affaiblissement de certains pays africains, l’instabilité soufferte par d’autres, et l’effacement de leur dette par l’Algérie, ont ouvert à cette dernière la voie à un retour en force au sein de l’UA. Les États membres, malgré leurs problèmes internes, avaient compris la nécessité de parler d’une seule voix aux fins de défendre les intérêts d’un continent transformé en nouveau terrain de jeupour les grandes puissances.

Outre les anciennes puissances coloniales et leur jeu déployé au début des années 2000, de nouveaux acteurs avaient commencé à s’installer sur le continent, avec à leur tête la Chine, l’Inde et les États-Unis, mais aussi Israël. C’est ce qui explique pourquoi l’Algérie installera des diplomates habiles à l’UA, à l’instar de RamtaneLamamra, le « Monsieur Afrique » de l’Algérie, ou de Smail Chergui, son successeur à la tête de la Commission pour la paix et la sécurité de l’UA. Il faut d’ailleurs rappeler ici que le passage de l’OUA à l’UA avait été acté à Durban, en Afrique du Sud, en juillet 2002. A l’acte constitutif de l’UA, les Africains avaient joint le lancement en parallèle du Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (NEPAD, New Partnership for Africa’sdevelopment), un projet initié par Abdelaziz Bouteflika, Abdoulaye Wade (Sénégal), Thabo Mbeki (Afrique du sud) et Olusegun Obasanjo (Nigeria).

Pour l’Algérie, il s’agissait de déployer une action-chocsur le plan diplomatique. Mais pourtant, depuis, peu de choses semblent avoir été réalisées dans le cadre de ce partenariat, et ce bien que l’un des objectifs du NEPADait été de propulser l’Afrique vers de meilleurs horizons et de lui permettre de se hisser à la hauteur d’autres blocs actifs sur le continent.

Car finalement, et malgré ses intentions, l’Algérie donnera l’impression d’avoir tourné le dos à l’Afrique, comme en témoignerontnotamment les voyages officiels somme toute limités qu’effectuera Abdelaziz Bouteflika dans plusieurs pays africains. Il faudra attendre 2009, et le Festival Panafricain d’Alger, pour se rendre à quel point l’Algérie était déconnectée du reste du continent.Un indicateur fort en ce sens transparaît dans le fait que les ambassades algériennes présentes sur le continent africain n’assurent pas leur rôle de poste avancé pour la promotion de l’économie algérienne, l’aide aux investisseurs locaux ou encore le développementd’un cadre de coopération économique efficace.

Il demeure cependant un allié de taille sur lequel l’Algérie peut toujours compter pour défendre des positions communes sur le plan continental : l’Afrique du Sud. En 2001, alors que la Kabylie s’embrasait, le président de la République algérienne s’était offert un déplacement au Nigeria pour assister à un sommet de l’Union africaine sur le Sida. Lors de la séance de discussions à huis-clos, le président du Sénégal Abdoulaye Wade avait demandé la mention des évènements de Kabylie sur la liste des points inscrits à l’ordre du jour. Furieux, Abdelaziz Bouteflika ne dira pourtant rien, dans un contexte de relations tendues entre l’Algérie et le Sénégal à cette époque. C’est en fait son ami, le président sud-africain Thabo Mbeki, qui se chargera de répondre à sa place, en incendiant Abdoulaye Wade.

L’Afrique du sud fait aussi du lobbying pour défendre la cause sahraouie auprès des pays anglophones du continent africain. Un des volets de la diplomatie algérienne en Afrique est la formation militaire élargie assurée dans les écoles militaires algériennes,ainsi que la gratuité de la formation universitaire des étudiants africains. Depuis les années 1970, l’Algérie a formé plus de 100.000 diplomates africains, selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra. Il faut noter que l’Algérie entretient aussi d’excellentes relations avec l’Éthiopie, qui abrite le siège de l’Union africaine. Une dynamique d’échanges diplomatiques et économiques a ainsi été mise en place par la nouvelle ambassade éthiopienne à Alger,dans le but d’attirer les investisseurs algériens en Éthiopie et de trouver des partenaires algériens pouvant aider au placement des produits éthiopiens sur le marché algérien.

Enfin, l’Algérie arepris le projet de la transsaharienne, route qui devrait lier Alger aux capitales du Sahel, en débloquant notamment des fonds à cet effet. Mais la situation sécuritaire demeure un frein pour achever ce projet qui pourrait pourtant consacrer l’Algérie comme tête de pont entre l’Afrique et les pays de l’espace méditerranéen.

L’Algérie a en effet des ambitions qui font sens, au vu surtout du potentiel que pourrait lui assurer le déploiement d’une politique africaine efficace. Mais demeure, en parallèle la question de savoir jusqu’à quel point Alger entretiendrait une vision réelle qui dépasserait le seul cadre de sa rivalité avec certaines de ses voisins régionaux. Dépasser craintes et rancunes serait pourtant le meilleur des catalyseurs pour une politique algérienne qui demeure bien en-deçà de ses capacités.

 

Ameziane Rachid

Leyla Hamad: “Le Yémen ne finira uni et centralisé”

Cela fait trois ans que le Yémen est en guerre. A ce stade, rien n’indique une possible sortie de conflit. Pour mieux comprendre les ressorts de la situation yéménite, nous nous sommes entretenus avec Leyla Hamad Zanohero, chercheuse auprès du Centre d’Études arabes et islamiques et d’Études orientales de l’Université Autonoma de Madrid.

Stractegia – La Chambre des Représentants des États-Unis a voté en faveur de l’enquête sur une possible participation américaine aux tortures pratiquées dans les prisons yéménites. Comment cette affaire influence-t-elle la perception qu’ont les Yéménites des États-Unis et de leurs actions ?

Leyla Hamad- Le Yémen est connu pour la force du sentiment anti-américain qui prévaut chez sa population. Ce sentiment s’est amplifié à partir de 2002, avec le début des opérations américaines au Yémen, et plus précisément avec la manière par laquelle les États-Unis ont alors entamé une campagne d’attaques par drones. A titre de rappel, la New American Foundation estime que, depuis 2002, ce sont près de 1500 personnes qui ont péri dans le pays suite à des attaques de drones. Sur un total de 263 attaques, une a été menée par l’Administration Bush Jr., 189 par l’Administration Obama, et, pour l’heure, 79 par l’Administration Trump.

La lutte anti-terroriste au Yémen reste à ce jour une priorité de la politique étrangère américaine. Quand, en 2015, le personnel diplomatique et militaire américain en poste au Yémen fut évacué, les États-Unis perdirent, dans une large mesure, leur capacité à opérer dans le pays ; cela affecta en particulier les moyens dont ils disposaient sur le plan du renseignement. L’entrée des forces militaires émiraties sur le terrain, en vue de la prise du port de Mukalla, permit aux États-Unis de retrouver une présence indirecte au Yémen. Depuis, l’alliance américano-émiratie s’est renforcée, et bien que les États-Unis aient longtemps insisté sur le fait qu’ils se limitaient à l’octroi de conseils, plusieurs hauts gradés américains se sont vus in fine dans l’obligation de reconnaître qui leur implication directe dans des opérations d’arrestation de membres présumés d’al-Qaida, qui leur participation aux interrogatoires menés par les Yéménites et/ou par les Émiratis.

C’est là un point sensible de la coopération américano-émiratie. Un panel d’experts des Nations Unies a dénoncé, dans l’un de ses rapports, les pratiques menées par les Émiratis dans des prisons clandestines au Yémen. Ces pratiques s’étendent sur un champ large qui inclut coups et administration de décharges électriques. D’autres rapports d’enquête font également état de sévices tels que les brûlures, entre autres types de torture. C’est dans ce contexte que la Chambre des Représentants des États-Unis a approuvé la constitution d’une commission d’enquête amenée à clarifier la question de la participation d’Américains aux opérations de torture pratiquées dans les prisons clandestines au Yémen. En tout état de cause, qu’elles aient été directes ou indirectes, ces actions supposées de la part de contingents américains ne font qu’accroître le sentiment anti-américain qui prévaut au Yémen. Ce ressentiment est amplement récupéré par le djihadisme international, cependant que frustration et sentiment d’aliénation prévalent jusque dans les rangs de Yéménites n’étant pourtant pas partisans d’idées radicales.

Stractegia – Qui est en mesure de faire pression sur les États du Golfe engagés au Yémen de manière à ce qu’ils acceptent de dialoguer avec les Houthis ?

Leyla Hamad – Les États-Unis et l’Union européenne sont les acteurs les plus en mesure d’exercer les pressions les plus significatives sur les pays du Golfe ainsi que sur les pays membres de la Coalition engagée au Yémen aux fins de permettre la mise en place d’un dialogue pour la paix. Mais malheureusement, cette éventualité paraît encore lointaine. Car dans les faits, tant les États-Unis que le Royaume-Uni ainsi que d’autres pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne, vendent armes et moyens militaires aux pays membres de la Coalition. Les États-Unis, comme je le soulignais à l’instant, sont engagés de fait dans cette guerre. Parallèlement à leur participation à des actions visant des membres d’Al-Qaïda, participation reconnue par des hauts gradés américains, il existe aussi de fortes présomptions sur le fait qu’ils pourraient être impliqués dans des opérations directes menées contre les Houthis. C’est ainsi que Abdelmalek al-Houthi, leader actuel du mouvement houthi, avait accusé les Américains d’être directement responsables de la mort de Saleh al-Sammad, président (houthi) du Conseil Politique Suprême. Cependant, d’autres sources pointent une possible responsabilité émiratie pour cette mort, l’autre grand allié des États-Unis dans la guerre du Yémen. En tout état de cause, des opérations telles que celle menée contre Saleh al-Sammad rendent plus difficile le processus de négociation, surtout lorsque l’on sait que ce dernier était considéré comme une figure conciliatrice, et un possible médiateur entre les Houthis et la Coalition. D’ailleurs, al-Sammad avait une réunion prévue avec l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen une semaine après la date de sa mort.

Le nouvel envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Martin Griffiths, s’avère être la figure qui suscite maintenant le plus d’espoirs pour ce qui relève des perspectives de paix au Yémen. Le travail qu’il a entrepris jusqu’ici s’est avéré prometteur, étant donné surtout qu’il a fait le choix de mener à bien un processus plus inclusif, et plus en phase avec la réalité de la guerre en cours au Yémen. Il est cependant trop tôt pour afficher un quelconque type de triomphalisme, étant donné surtout que quand bien même il réussirait à obtenir des engagements de la part de l’ensemble des parties principales au conflit yéménite, ceux-ci resteraient lettre morte tant qu’ils ne seraient pas appuyés, sinon par les États-Unis, au moins par leurs partenaires saoudien et émirati.

Stractegia – Les Nations Unies ont mis en garde de ce que toute opération visant à mettre la main sur le port de Hodeida pourrait avoir un effet négatif sur l’entrée d’aides humanitaires au Yémen. Si la Coalition venait à prendre le contrôle du port, quel serait, selon vous, le scénario auquel il faudrait s’attendre, et qui serait le plus touché par cette situation ?

Leyla Hamad – Hodeida est le port principal du Yémen. Avant la guerre, 41% des revenus douaniers du pays y transitaient. Jusqu’ici, le port était contrôlé par les Houthis ; c’est aussi, apparemment, le point de passage par lequel l’Iran approvisionne ces derniers en missiles. Mais c’est aussi par le port de Hodeida que l’essentiel de l’aide humanitaire et des importations principales de nourriture entrent. D’après les rapports émanant de spécialistes chevronnés du Yémen, les Houthis retirent grâce aux droits de douane – dont l’essentiel est prélevé via Hodeida – environ 10 milliards de Riyals yéménites, soit l’équivalent de 30 millions de dollars. Le tout sans oublier que ce port est le principal point d’accès du pays à la mer.

Récemment, les environs de Hodeida se sont transformés en champ principal de bataille au Yémen. La Coalition s’appuie, sur la côte est, sur ladite « Résistance Nationale Yéménite », qui est composée elle-même de diverses formations : la Résistance de Tihama, les troupes terrestres émiraties, des forces salafistes et, d’apparition plus récente, des unités de l’ancienne Garde républicaine d’Ali Abdallah Saleh, dirigées maintenant par son gendre et neveu, Tarek Saleh. Il y a un peu plus d’un mois, Tarek Saleh s’est joint aux rangs de la Coalition. La recrudescence des combats de ces derniers jours a permis à ces forces d’avancer en direction du port. Or, si les États-Unis ont déclaré ne pas soutenir la prise de Hodeida, cependant que les Émiratis disaient de leur côté qu’ils n’y entreraient pas tant qu’ils n’auraient pas obtenu un feu vert américain au préalable, Abu Dhabi avait finalement fait savoir qu’elle n’avait pas le contrôle sur l’ensemble des forces combattantes présentes sur la côte est du Yémen, suggérant par-là que leur entrée à Hodeida était une possibilité.

L’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen a développé tous les efforts possibles et imaginables pour freiner l’offensive sur le port de Hodeida, et obtenir des Houthis un retrait en échange du placement de Hodeida sous supervision directe des Nations Unies, conformément à une recommandation du panel d’experts des Nations Unies sur le Yémen. Cette issue, outre qu’elle garantirait l’absence d’exploitation de ce port par les Iraniens aux fins de livrer des missiles aux Houthis, garantirait surtout la possibilité pour l’aide humanitaire de bénéficier aux 22 millions de Yéménites qui en dépendent. Il faut dire que, comme le rappellent les Nations Unies et nombre d’organisations opérant au Yémen, ce port constitue la bouée de secours à laquelle s’accrochent beaucoup de Yéménites en situation de détresse. De plus, toujours selon les Nations Unies, des combats au sein même de la ville de Hodeida pourraient générer quelque 340 000 déplacés.

En plus de ces conséquences dévastatrices pour la population yéménite, il convient de souligner que la prise de Hodeida aurait valeur de revers considérable pour le processus de paix et pour la médiation internationale menée par l’envoyé spécial des Nations Unies, à un moment surtout où les canaux de communication paraissaient rouverts et où des avancées étaient en cours.

Par ailleurs, il y a consensus sur le fait que la prise de Hodeida représenterait un point d’inflexion de la guerre, en ce sens qu’elle donnerait l’impression que l’on cherche à pousser les Houthis à se rendre ou, à tout le moins, à accepter de négocier dans des termes qui seraient plus favorables à la Coalition. Cependant, et sans vouloir ici minimiser l’impact qu’une telle prise aurait sur les Houthis, il est certain que ceux-ci n’en continueraient pas moins à contrôler un vaste territoire incluant la capitale du pays. De plus, il ne faut pas sous-estimer les coûts afférents à la prise de Hodeida, en termes humanitaires bien sûrs, mais aussi politiques. L’entreprise de médiation s’en verrait durablement affectée, sans compter les conséquences qu’aurait une telle prise sur l’image de la coalition, tout comme sur les enjeux politiques internes aux États-Unis, du fait de l’opposition que pourrait manifester une frange du Congrès américain à la nature des activités menées par les alliés de Washington au Yémen.

Stractegia – A-t-on des preuves de l’existence de liens forts entre l’Iran et les Houthis ?

Leyla Hamad – Cela fait un moment que les médias parlent de la guerre du Yémen comme d’une « guerre par procuration » opposant l’Arabie saoudite à l’Iran. En effet, on ne peut plus parler aujourd’hui de la situation qui prévaut au Yémen comme d’une guerre à caractère civil que les Houthis mèneraient contre le président Abdrabbo Mansour Hadi ; ce conflit a pris une dimension régionale, voire internationale. Aujourd’hui, il y a une multitude d’États et de forces armées qui interviennent dans cette guerre, contribuant à ce que sa résolution soit chaque jour plus difficile et plus complexe.

Tant les États-Unis que leur partenaire saoudien accusent l’Iran de financer les Houthis, qu’ils perçoivent comme une force militaire relevant du pouvoir iranien. Il y a pléthore de preuves de ce que les Iraniens appuient les Houthis ; cependant, il est difficile de dire jusqu’à quel point ce soutien prévaut. Selon le dernier rapport du panel d’experts de l’ONU, certains missiles lancés par les Houthis vers l’Arabie saoudite proviennent d’Iran.

Ce qui est sûr, c’est que, jusque 2011, et malgré ce que l’ancien président Ali Abdallah Saleh avançait quant au risque incarné par le « croissant chiite » sur la Péninsule arabique, les relations entre l’Iran et le mouvement houthiste étaient plutôt limitées, rendant assez improbable le fait que Téhéran ait pu être à l’époque une source de financement directe pour ces derniers. En contrepartie, il est possible que plusieurs acteurs pro-Iraniens installés au Yémen aient fourni une aide aux Houthis ; on retrouve parmi eux les Hawzas ainsi qu’un certain nombre d’œuvres caritatives.

Mais jusqu’alors, les différences de credo entre Houthis, Zaydites et chiites duodécimains d’Iran avaient empêché l’émergence d’une alliance plus importante entre ces acteurs. Ce n’est qu’à partir de 2011, et plus particulièrement à partir de 2015, avec le début des bombardements saoudiens au Yémen, que l’Iran augmentera de manière conséquente son soutien aux Houthis. Plusieurs experts considèrent que, bien que le Yémen ne constitue pas une priorité pour l’Iran, son alliance avec les Houthis lui a octroyé la possibilité de mettre à épreuve les capacités défensives de l’Arabie saoudite, ainsi que de jauger la réaction américaine aux attaques lancées par les Houthis en direction du territoire saoudien.

Stractegia – Selon vous, existe-t-il un quelconque type d’accord politique qui pourrait solutionner les problèmes du Yémen ? Quels seraient dès lors ses fondements ? Un rôle plus important pour des individus, des tribus, des partis par exemple ?

Leyla Hamad – Les manquements de la Conférence de réconciliation nationale organisée entre 2012 et 2014 montrent qu’effectivement, si l’on souhaite mettre en place un processus de paix durable au Yémen, il y a alors nécessité de donner chapitre à l’ensemble des forces politiques et sociales présentes au Yémen, y compris celles d’entre elles dont les actions nous paraissent critiquables. Dit autrement, toute nouvelle médiation doit s’avérer plus inclusive que celles auxquelles nous avons assisté entre 2012 et 2014.

Jusqu’ici, les chances de concrétisation de la paix au Yémen se sont vues contredites essentiellement par le fait que chacune des parties en conflit croyait pouvoir l’emporter militairement. Cette conviction de leur part a fait que personne ne s’est senti l’obligation d’accepter des compromis politiques. On peut aussi ajouter à cela le fait qu’aucune des parties en guerre n’a subi des conséquences aussi lourdes que la population civile, qui est exténuée au bout de quatre ans de conflit.

De plus, la médiation menée à bien par les Nations Unies s’est accompagnée, dès le début, de lourdes erreurs structurelles qui rendaient impossible la concrétisation d’un accord. Comme nous le soulignions plus tôt, le conflit yéménite n’a plus rien à voir avec une guerre de type binaire ; c’est une guerre qui implique de nombreux acteurs, nationaux comme régionaux. Or la médiation onusienne a agi jusqu’ici comme si les Houthis et le gouvernement al-Hadi étaient les deux seuls acteurs qui devaient parvenir à des accords aux fins de contracter la paix. Or, outre que cette perspective n’est pas réaliste, elle n’aiderait pas plus à trouver une solution au conflit en cours.

Par ailleurs, la question des légitimités pose aussi problème, car à ce jour, ni les Houthis ne représentent l’ensemble des forces du Nord, ni al-Hadi ne représente l’ensemble des forces anti-Houthis. Cela rend d’autant plus capitale une participation active au processus de paix de la part de l’ensemble des formations politiques et armées opérant in situ.

Il faut aussi voir que la médiation onusienne a pris jusqu’ici pour texte de référence la résolution 2216, dont les termes sont obsolètes, et qui prévoit des préconditions à la négociation dont la faisabilité est plus que douteuse ; parmi celles-ci, l’exigence d’un désarmement et d’un retrait des Houthis, ou encore la demande que l’Iran cesse de soutenir les Houthis. Les Houthis considèrent qu’ils ne sont pas dans une situation qui les obligerait à accepter ces conditions, car ils ne gagnent certes pas la guerre, mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont en train de la perdre.

Heureusement, tout indique que le nouvel envoyé spécial de l’ONU, Martin Griffiths, prévoit de mener à bien une médiation bien plus inclusive que celles qui ont prévalu sous ses deux prédécesseurs.

Stractegia – Croyez-vous que nous nous trouvons face à un risque de partition du Yémen à moyen ou à long terme ?

Leyla Hamad – Les risques de partition du Yémen doivent être sérieusement pris en compte maintenant, c’est un fait. D’ailleurs, l’un des motifs avancés par les Houthis pour justifier la prise de Sanaa fut précisément ce plan fédéral proposé par le président Abdrabbo Mansour Hadi en 2014, mais qui ne satisfaisait pas leurs attentes.

Qui plus est, les risques de partition du Yémen ont prévalu avec insistance ces dernières années, et plus particulièrement à partir de 2007, avec l’établissement d’al-Hirak, ce mouvement méridional qui veut une sécession avec le Nord. La différence, c’est qu’à l’époque, le Hirak n’était pas un mouvement aussi structuré qu’aujourd’hui. Et, plus globalement, on voit bien comment l’une des conséquences de la guerre d’Irak se traduit par cette prolifération d’acteurs qui prennent de plus en plus de poids et d’influence dans différentes régions du pays. Résultat : nous nous trouvons aujourd’hui, au sud du Yémen, face à un mouvement sécessionniste qui gagne régulièrement en autonomie, en capacité d’organisation, en moyens militaires, cependant qu’il dispose de ses propres institutions, infrastructures, leadership, appareil militaire et moyens de renseignement, et se voit légitimé à échelle locale tout en disposant d’appuis à l’international. Tous ces éléments font penser que la proclamation par le sud de son indépendance vis-à-vis du Nord est une possibilité sérieusement posée aujourd’hui. Les dynamiques engagées, qui touchent tant à la question du pouvoir qu’à celle liée au contrôle du territoire, seront ainsi difficilement réversibles par truchement d’un accord de paix. Maints acteurs ont gagné en autonomie ces dernières années ; pour autant, il faudra compter avec toutes ces forces locales pour savoir quelle sera la forme du Yémen de demain. Il paraît en effet peu réaliste de penser, au vu de la situation actuelle, que le Yémen finira uni et centralisé.

Propos recueillis par Ronny Nehme, assistant de recherche à Stractegia

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