Politique, économie, religion, sociétés: la politique africaine de l’Algérie

Après avoir été un pays d’accueil pour les opposants et autres militants anticolonialistes, l’Algérie a perdu, durant la décennie noire, de l’aura dont elle disposait au niveau africain.Malgré cela, elle continue à disposer à ce jour de relais et de capacités potentiellement efficaces.

Bouteflika et la dynamisation de la politique africaine de l’Algérie

Il aura fallu attendre l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, et les retombées d’une rente pétrolière importante, pour que l’Algérie commence à reprendre, peu à peu, les choses en main pour ce qui relève de sa politique africaine.Quatorze pays africains bénéficieront alors d’un effacement de leur dette, soit une somme totale d’environ 900 millions de dollars, en contrepartie évidemment de leur positionnement aux côtés de l’Algérie sur nombre de questions régionales et internationales.Ces pays sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Congo-Brazzaville, Éthiopie, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Mozambique, Niger, Sao Tomé et Principe, Sénégal, Seychelles et Tanzanie.

Cette décision asuscité, depuis l’année 2010 en particulier et jusqu’à ce jour, des critiques en Algérie, notamment devant l’augmentation par le gouvernement de taxes et des prix de certains produits, parallèlement à son adoptiond’une nouvelle politique d’austérité.Ce sont cependant autant de voix dont l’Algérie avait/a besoin, dans l’enceinte de l’Union africaine surtout. L’intégration en janvier 2017 du Maroc, qui avait quitté précédemment la défunte Organisation de l’Union africaine (OUA),a en effet relancé une guerre sans merci entre les deux pays, que ce soit dans les coulisses,ou publiquement.

L’année 2010, point fort de de cristallisation des contestations populaires vis-à-vis des choix politiques algériens, était aussi l’année de l’organisation du Sommet France-Afrique à Nice, auquel avait assisté le président Abdelaziz Bouteflika,même si apparemment sans grande conviction. Le sommet intervenait un an après l’agression israélienne sur la bande de Gaza, qui avait amplement contribué à mettre en échec le projet d’Union pour la Méditerranée (UPM). La veille même de l’ouverture de ce sommet France-Afrique, en mai 2010, le navire humanitaire turc Mavi Marmara avait été entravé par Israël alors qu’il se dirigeait vers l’enclave palestinienne de Gaza, donnant un autre coup dur à l’UPM, mais aussi au projet d’entente franco-égyptien concernant le Conseil de sécurité.

L’UPM, le deal franco-égyptien, et Alger

Cet événement est important à mentionner car, durant cette période, le débat sur l’élargissement du Conseil de sécurité à de nouveau membres permanents avait fortement agité l’Union africaine (UA). Les Africains avaient réclamé l’obtentiond’au moins deux sièges au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, cependant que les grandes puissances ne voulaient leur en accorder qu’un seul dans un premier temps. L’Algérie, l’Egypte et l’Afrique du Sud étaient perçus par certains comme les poids lourds du continent, et donc les privilégiés. Mais c’était compter sans l’existence d’un deal franco-égyptien,qui voulait que le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, défende l’idée de deux sièges en faveur de l’Afrique au Conseil de sécurité, afin d’assurer une place au Caire, cependant que le poste restant irait à un candidat naturellement doté de suffisamment d’appuis – en l’occurrence, l’Afrique du sud.

Il y avait cependant un autre aspect lié à ce deal. Hosni Moubarak avait pour mission de faire revivre l’UPM (un projet mort-né dans les faits) en tentant de convaincre les pays arabes, dont l’Algérie, de siéger aux côtés d’Israël au sein de cette organisation, et ce, malgré les évènements qui avaient eu lieu à Gaza. C’était évidemment peine perdue.Qui plus est, la chute de Hosni Moubarak, en 2011,enterrera tous ces projets, faisant même perdre à l’Égypte son influence au sein de l’UA.

Le capharnaüm malien, Alger et Rabat

Pour ne rien arranger, c’est l’instabilité politique malienne qui en ajoutera aux soucis de la sous-région. Alger avait d’ailleurs une part de responsabilité dans celle-ci, du fait des tensions qui l’avaient entretenue, des années durant, à l’ancien président malien déchu Amadou Toumani Touré (ATT). ATT avait aussi été lâché par Nicolas Sarkozy, qui financera la rébellion touarègue dans le nord du Mali, en récompense à l’appui des targuis dans la guerre menée par l’OTAN contre Mouammar Kadhafi en Libye.

Cependant, la passivité algérienne lors du putsch militaire contre ATT se verra surtout expliquée par le fait que l’ancien président malien avait tourné le dos à Alger en se rapprochant de Rabat. Le Maroc avait, au passage, été d’un soutien capital au Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), un groupe terroriste allié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Le MUJAO avait son QG à Gao, ville cosmopolite où les liens des zaouïas avec le Maroc sont très étroits. Par la porte du MUJAO, le Maroc se voyait ainsi consacré comme acteur important dans les évolutions du Mali, cependant que l’Algérie tenait en main à la fois le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA),et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA, qui entretient également des liens avec la Mauritanie),deux contrepoids utiles pour neutraliser le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).

Dans ce remue-ménage, Alger parviendra à se replacer en amenant Bamako, le HCUA,le MAA ainsi que d’autres acteurs maliens et régionaux, à choisir Alger comme lieu de discussion pour la paix inter-malienne. Les premières tractations liées à cette donne s’étaient pourtant dérouléesdans l’espace de la Communauté économique de développement de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et plus précisément au Burkina Faso. C’est d’ailleurs à Ouagadougou qu’eut lieu, le 18 juin 2013, la signature de l’«Accord préliminaire à l’élection présidentielle et aux pourparlers inclusifs de paix au Mali», entre Bamako et les anciens rebelles touarègues ; ce n’est que par la suite qu’Alger prendra le relais. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard ici, l’Algérie connaissant plus que quiconque ce dossier pour avoir joué aux intermédiaires au Mali durant la première rébellion touarègue, au début des années 1990. L’actuel Premier ministre Ahmed Ouyahia avait alors été désigné pour mener les négociations et avaitmême réussi à mettre fin à cette rébellion, via un accord qui ne sera toutefois appliqué que partiellement.

La volonté touarègue de disposer d’un État indépendant avait fini par revenir à la surface en 2012, ce qui contraint l’Algérie à activer ses relais et ses moyens diplomatiques dans le souci d’éviter un effet de contagion chez ses propres touarègues. L’attaque contre la base pétrolière de Tigentourine (Hassi R’Mel), en janvier 2013, avait par ailleurs tiré la sonnette d’alarme sur la nécessité de stabiliser le Mali, pays d’où étaient partis les terroristes avant que de passer par le sud libyen. S’ajoute à cela le fait que, durant la période de discussions préliminaires et officielles liées au Mali, une guerre souterraine avait eu lieu entre Alger et Paris ; la France avaiten effet essayé d’imposer le Maroc comme partenaire dans ce processus inter-malien, malgré le fait que Rabat ne partageait pas de frontières avec Bamako.

Enfin, le conflit du Sahara Occidental n’est évidemment pas étranger à cette guerre diplomatique, le Maroc ayant accusé à maintes reprises le Front Polisario d’entretenir des liens avec les groupes terroristes au Mali ainsi que de verser dans la contrebande. Le Maroc avait fini par faire marche-arrière, préférant garder ses atouts économiques au Mali, à travers notamment le secteur bancaire, les services, la restauration et l’hôtellerie. Dans le même temps, la situation dans le nord du Mali a fait que l’Algérie y a perdu des marchés, le coût des exportations vers Bamako étant devenu excessif, combinaison de voies terrestres et maritimes d’approvisionnement oblige. L’Algérie se sentira dès lors l’obligation de déployer un autre bras diplomatique : l’imamat.

 « Politique de l’imamat » et relais sociopolitiques

Le 29 janvier 2013, Alger abriterale Congrès constitutif de ce qui sera appelé la « Ligue des Oulémas, prêcheurs et imams des pays du Sahel». La création de cette instance répondait au besoin que ressentaient les Algériens de lutter contre l’extrémisme religieux, sur le plan spirituel commeà échelle politique. Le Sahel et les pays de l’Ouest étant réputés être tolérants sur le plan religieux, la création de cette Ligue s’avérait idéale pour qui désirait sensibiliser les esprits sur la présence d’un extrémisme religieux dans cette région, et tenter de convaincre les populations locales de participer à la promotion de la paix. Trois ans auparavant, par volonté de sa part d’appuyer le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC, dont le siège est à Tamanrasset), Alger avait lancé l’Unité de fusion et de Liaison (UFL), en partenariat avec d’autres pays africains de la région (Mali, Mauritanie, Niger, Burkina-Faso, Libye et Tchad). Cette UFL avait plusieurs missions principales : collecter,traiter et échanger des renseignements sécuritaires au profit du CEMOC ; réfléchir aux mesures de lutte contre le terrorisme sur les plans politique, militaire et même social, à travers des campagnes de sensibilisation contre le radicalisme ; accompagner,sur les plans économique et social,les populations des pays impliqués dans cette unité; et enfin, mettre en place une stratégie de communication au profit du CEMOC.

L’intention d’Alger était claire. Consciente du poids des réseaux associatifs et des organisations humanitaires et de la société civile, elle voyait ici un moyen efficace d’accéder à l’information de première main et d’opérer donc efficacement sur les plans diplomatique et opérationnel, tout en disant respecter bien sûr le principe de non-ingérence militaire dans les affaires des pays concernés.

Entre allié sud-africain et partenaire éthiopien : l’Algérie au sein de l’Union africaine

L’affaiblissement de certains pays africains, l’instabilité soufferte par d’autres, et l’effacement de leur dette par l’Algérie, ont ouvert à cette dernière la voie à un retour en force au sein de l’UA. Les États membres, malgré leurs problèmes internes, avaient compris la nécessité de parler d’une seule voix aux fins de défendre les intérêts d’un continent transformé en nouveau terrain de jeupour les grandes puissances.

Outre les anciennes puissances coloniales et leur jeu déployé au début des années 2000, de nouveaux acteurs avaient commencé à s’installer sur le continent, avec à leur tête la Chine, l’Inde et les États-Unis, mais aussi Israël. C’est ce qui explique pourquoi l’Algérie installera des diplomates habiles à l’UA, à l’instar de RamtaneLamamra, le « Monsieur Afrique » de l’Algérie, ou de Smail Chergui, son successeur à la tête de la Commission pour la paix et la sécurité de l’UA. Il faut d’ailleurs rappeler ici que le passage de l’OUA à l’UA avait été acté à Durban, en Afrique du Sud, en juillet 2002. A l’acte constitutif de l’UA, les Africains avaient joint le lancement en parallèle du Nouveau partenariat pour le développement en Afrique (NEPAD, New Partnership for Africa’sdevelopment), un projet initié par Abdelaziz Bouteflika, Abdoulaye Wade (Sénégal), Thabo Mbeki (Afrique du sud) et Olusegun Obasanjo (Nigeria).

Pour l’Algérie, il s’agissait de déployer une action-chocsur le plan diplomatique. Mais pourtant, depuis, peu de choses semblent avoir été réalisées dans le cadre de ce partenariat, et ce bien que l’un des objectifs du NEPADait été de propulser l’Afrique vers de meilleurs horizons et de lui permettre de se hisser à la hauteur d’autres blocs actifs sur le continent.

Car finalement, et malgré ses intentions, l’Algérie donnera l’impression d’avoir tourné le dos à l’Afrique, comme en témoignerontnotamment les voyages officiels somme toute limités qu’effectuera Abdelaziz Bouteflika dans plusieurs pays africains. Il faudra attendre 2009, et le Festival Panafricain d’Alger, pour se rendre à quel point l’Algérie était déconnectée du reste du continent.Un indicateur fort en ce sens transparaît dans le fait que les ambassades algériennes présentes sur le continent africain n’assurent pas leur rôle de poste avancé pour la promotion de l’économie algérienne, l’aide aux investisseurs locaux ou encore le développementd’un cadre de coopération économique efficace.

Il demeure cependant un allié de taille sur lequel l’Algérie peut toujours compter pour défendre des positions communes sur le plan continental : l’Afrique du Sud. En 2001, alors que la Kabylie s’embrasait, le président de la République algérienne s’était offert un déplacement au Nigeria pour assister à un sommet de l’Union africaine sur le Sida. Lors de la séance de discussions à huis-clos, le président du Sénégal Abdoulaye Wade avait demandé la mention des évènements de Kabylie sur la liste des points inscrits à l’ordre du jour. Furieux, Abdelaziz Bouteflika ne dira pourtant rien, dans un contexte de relations tendues entre l’Algérie et le Sénégal à cette époque. C’est en fait son ami, le président sud-africain Thabo Mbeki, qui se chargera de répondre à sa place, en incendiant Abdoulaye Wade.

L’Afrique du sud fait aussi du lobbying pour défendre la cause sahraouie auprès des pays anglophones du continent africain. Un des volets de la diplomatie algérienne en Afrique est la formation militaire élargie assurée dans les écoles militaires algériennes,ainsi que la gratuité de la formation universitaire des étudiants africains. Depuis les années 1970, l’Algérie a formé plus de 100.000 diplomates africains, selon l’ancien ministre des Affaires étrangères Ramtane Lamamra. Il faut noter que l’Algérie entretient aussi d’excellentes relations avec l’Éthiopie, qui abrite le siège de l’Union africaine. Une dynamique d’échanges diplomatiques et économiques a ainsi été mise en place par la nouvelle ambassade éthiopienne à Alger,dans le but d’attirer les investisseurs algériens en Éthiopie et de trouver des partenaires algériens pouvant aider au placement des produits éthiopiens sur le marché algérien.

Enfin, l’Algérie arepris le projet de la transsaharienne, route qui devrait lier Alger aux capitales du Sahel, en débloquant notamment des fonds à cet effet. Mais la situation sécuritaire demeure un frein pour achever ce projet qui pourrait pourtant consacrer l’Algérie comme tête de pont entre l’Afrique et les pays de l’espace méditerranéen.

L’Algérie a en effet des ambitions qui font sens, au vu surtout du potentiel que pourrait lui assurer le déploiement d’une politique africaine efficace. Mais demeure, en parallèle la question de savoir jusqu’à quel point Alger entretiendrait une vision réelle qui dépasserait le seul cadre de sa rivalité avec certaines de ses voisins régionaux. Dépasser craintes et rancunes serait pourtant le meilleur des catalyseurs pour une politique algérienne qui demeure bien en-deçà de ses capacités.

 

Ameziane Rachid

Les blocages de la diplomatie algérienne, pour Ameziane Rachid

L’Algérie n’est pas concernée que par le dossier du Sahara occidental, affaire dont la résolution ne pointera d’ailleurs pas à l’horizon de sitôt. La multiplication des foyers de tension dans la région de l’Afrique du nord et du Sahel fait peser sur l’Algérie une forte pression. La crise libyenne, la fragilité de la Tunisie, la crise politico-sécuritaire qui a déstabilisé le Sahel, avec l’apparition du terrorisme islamiste et son extension à plusieurs endroits de la bande sahélo-saharienne, l’obligent non seulement à renforcer son dispositif sécuritaire et les moyens de défense militaire disposés à ses frontières, mais aussi à s’activer davantage sur le plan diplomatique. Et c’est sur ce plan que le travail s’avère être le plus difficile. Causes principales pour cela : la multiplication des acteurs, dont chacun a son propre agenda ; la complexité des crises en cours ; et la rapidité avec laquelle les équilibres géopolitiques connaissent des bouleversements.

Alger défend le principe de non-ingérence militaire dans les pays en crise, comme on peut le voir au Mali ou en Libye, deux pays où ses efforts visent à encourager le dialogue politique inclusif sur le plan interne, et à favoriser la distribution d’une aide humanitaire qui serait placée sous l’égide de l’ONU et des organisations internationales. Par ailleurs, elle essaie aussi de promouvoir cette vision chez ses partenaires au sein des organisations régionales, continentales ou internationales. Mais cela ne se fait pas sans une certaine gymnastique, un exercice auquel Alger s’adonne sans paraitre évidemment perdre la main sur des dossiers aussi brûlants que celui de la Libye et du Sahel.

Tunisie et Libye : une neutralité contre-productive…

Depuis la révolte citoyenne et le soulèvement de la population tunisienne contre le régime maintenant déchu de Ben Ali, l’Algérie a adopté une position assez ambiguë. Elle avait ainsi déclaré depuis le début s’aligner sur « ce que décident les Tunisiens », voyant comme important le respect de leur volonté. Il en est allé de même dès les débuts de la crise en Libye. Et si Alger affirmait à qui voulait bien l’entendre que les Libyens devaient trouver un terrain d’entente pour sortir de la crise, sa diplomatie n’a pas jugé nécessaire de dénoncer les violations des droits de l’homme dont étaient victimes des centaines de Libyens. Au summum de la crise, Alger a accepté d’accueillir des membres de la famille Kadhafi, suscitant un tollé en Libye. Ce positionnement lui a fait valoir l’inimitié de nombreux acteurs politico-militaires et tribaux libyens, qui refusèrent de reconnaître à Alger un rôle dans le processus de sortie de crise. Mais du fait de sa position de pays voisin, la participation de l’Algérie à ce processus s’imposera finalement d’elle-même.

Alger réussira même à convaincre les Libyens, toutes tendances confondues, à s’asseoir – même si de manière officieuse – autour d’une même table. C’était à la mi-avril 2015, à l’hôtel al-Aurassi, où l’Algérie organisait une première rencontre à laquelle les partisans de « l’ancien régime ». Mais c’est finalement dans la ville marocaine de Skhirat que le processus de discussion accouchera d’un premier accord, parrainé par l’ONU, entre les parlements de l’est et de l’ouest libyen. Aujourd’hui, l’accord de Skhirat sert de base de travail pour les Libyens et la communauté internationale, bien que sa mise en application sur le terrain demeure tributaire de l’aval du Parlement élu de Tobrouk (est).

Crise malienne et terrorisme dans le Sahel : une distance aux effets timorés

Côté Sahel, c’est dès son arrivée à l’Élysée, au printemps 2012, que le président François Hollande avait annoncé la couleur de ses choix stratégiques : lutter en priorité contre le terrorisme dans le Sahel. Il était ainsi allé à la rencontre des soldats français de l’opération Barkhane, à Kidal, égratignant d’ailleurs indirectement au passage l’Algérie en faisant allusion à son refus de s’impliquer au Mali au-delà de l’accord de paix et de réconciliation parrainé par l’ONU. La réponse d’Alger ne se fera pas attendre ; elle dénoncera l’attitude française à travers les médias, obligeant l’Élysée à réagir en retour via des circuits similaires. Alger finira par rappeler son attachement au principe de non-ingérence militaire en-dehors de ses frontières.

La visite du président français Emmanuel Macron le 6 mai 2017 en Algérie était quant à elle très attendue. Ne pouvant pas impliquer l’Algérie militairement, ce dernier entretenait cependant le souhait qu’Alger puisse lui fournir l’aide nécessaire au renforcement de la nouvelle force régionale du G5 Sahel, dont les problèmes de financement affectaient déjà l’efficacité opérationnelle. L’Algérie, déjà engagée pour sa part dans le Comité d’État-major conjoint (CEMOC), organisme qui regroupe quatre pays (Algérie, Mali, Niger et Mauritanie) et dont le siège se situe dans l’extrême sud algérien à Tamanrasset, fera valoir que la lutte contre le terrorisme passe d’abord par le développement socioéconomique. Lors de la réunion de l’« Initiative 5+5 de la Méditerranée occidentale », qui se déroulera à Alger le 21 janvier 2018, le ministre algérien des Affaires étrangères Abdelkader Messahel rappellera que, selon lui, la lutte contre le terrorisme, contre le trafic de drogue et contre l’émigration clandestine ne pouvaient se faire que sur la base d’une combinaison entre lutte armée d’un côté, et solutions relevant du champ économique de l’autre.

Proche et Moyen-Orient : l’absence de constance…

L’Algérie a tranché sa position vis-à-vis de la question israélo-palestinienne ; quand bien même elle refuse que le Hamas ouvre un bureau de représentation à Alger, elle ne soutient pas moins le droit des Palestiniens à obtenir leur État. Mais pour le reste, les positions d’Alger concernant les crises qui secouent les pays du Proche et Moyen-Orient sont fluctuantes.

Il en est ainsi de l’intervention militaire saoudienne au Yémen, engagée depuis mars 2015. L’Algérie ne fait pas partie des pays engagés dans la « Coalition arabe », coalition menée par Riyadh et qui, officiellement parlant, agirait au Yémen pour faire rétablir l’ordre institutionnel suite à la prise de la capitale Sanaa par les Houthis. Sur le plan diplomatique, Alger est loin de soutenir une telle intervention, bien que la Ligue Arabe l’ait approuvée. Mais l’Algérie ne réagit pas non plus à la mort de civils, victimes collatérales d’une guerre par procuration qui prévaut entre l’Iran, qui soutient les Houthis, et l’Arabie Saoudite, qui soutient le gouvernement de Abdrabbo Mansour Hadi exilé à Aden. Voulant rester à équidistance entre ces deux puissances régionales, avec lesquelles elle entretient des relations étroites, Alger se contente ainsi de dénoncer les tirs de missiles qui visent régulièrement Riyad, via des communiqués laconiques émanant du porte-parole de son chef de la diplomatie.

Alger a adopté le même silence ambigu au début de la crise syrienne, tout en accueillant par centaines des Syriens qui ont fui la guerre. Mais elle a fini par se positionner clairement aux côtés du gouvernement quelques mois plus tard, au nom du respect de la souveraineté de la Syrie et de la volonté des Syriens de régler leur crise eux-mêmes et sans aucune ingérence étrangère. L’Algérie fait partie des rares pays qui demandent la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, laquelle est aujourd’hui sous domination saoudienne. Cependant, le poids d’Alger au sein de l’organisation « panarabe » est très limité. Preuve en est, la dernière condamnation en date de l’Iran par le Maroc, qui l’accuse de soutenir le Front Polisario par l’intermédiaire du Hezbollah libanais. Si la Ligue arabe a dénoncé ce présumé soutien de l’Iran et cette présumée ingérence de Téhéran dans le monde dit arabe, tout en évitant de faire une quelconque référence à Alger, l’Algérie apprécie cependant très moyennement ce soutien apporté au Maroc. Et c’est ainsi que, même au sein de l’opinion publique algérienne, la présence de l’Algérie dans l’organisation panarabe est un sujet qui prête souvent à polémique.

Une diplomatie inaudible ?

Se trouve-t-on donc aujourd’hui face à une diplomatie algérienne inaudible ? C’est l’une des questions que se posent maintenant beaucoup d’Algériens. Car, depuis la maladie du président Abdelaziz Bouteflika, tout le monde s’accorde à dire que l’Algérie a perdu de son aura, après avoir réussi à revenir sur la scène internationale au début des années 2000. Le prix du pétrole aidant à monter la pente sur le plan économique, l’Algérie a pu se repositionner au sein de l’Union africaine, et se prévaloir du rôle de pays exportateur de stabilité dans le continent noir et vers le reste du monde. L’activisme diplomatique de Abdelaziz Bouteflika a beaucoup contribué au retour de l’Algérie sur la scène continentale. L’adoption à marche forcée de la loi sur la réconciliation nationale, en septembre 2001, a fait le reste pour redorer le blason du pays sur la scène internationale.

L’Algérie a également su tirer profit des tragiques attentats du 11 septembre 2001, qui ont rattrapé les États-Unis et leurs alliés occidentaux. Soutiens des islamistes contre l’occupant soviétique de l’Afghanistan, terre d’accueil de nombreux islamistes algériens de la décennie noire, ces pays se sont ensuite tournés vers l’Algérie pour profiter de son expérience dans la lutte contre le terrorisme. Mais l’Algérie n’a pas pour autant réussi à se hisser au rang des acteurs diplomatiques incontournables du Moyen-Orient. Prisonnière d’une certaine sclérose prévalant au niveau des logiques du pouvoir, tout se passe comme si elle demeurait incapable de se projeter dans l’avenir. Une tendance qui semble d’ailleurs devoir continuer à s’imposer tant qu’une question fondamentale, celle de la succession présidentielle, n’aura pas été tranchée.

Ameziane Rachid

Djabelkhir: « Il y a une prédominance du salafisme wahhabite en Algérie »

L’Algérie, qui a vécu une meurtrière décennie noire de terrorisme islamiste dans les années 1990, demeure confrontée à un intégrisme alimenté par l’expansion du salafisme wahhabite. Dans cet entretien accordé à Stractegia, l’islamologue Saïd Djabelkhir revient sur cette problématique. Il explique la part de responsabilité du pouvoir algérien dans la propagation des idées extrémistes au sein de la société algérienne, chez laquelle la religion est devenue un enjeu central dans la formation de l’identité de l’Algérien.

Stractegia – Vous venez de lancer le « Cercle des Lumières pour la Pensée libre », un groupe de réflexion ouvert à tous les Algériens, mais qui veut rester à l’écart de toute querelle d’ordre politique ou religieux. Qu’est-ce qui a motivé la création de ce cercle ?

Saïd Djabelkhir – Le « Cercle des lumières pour la pensée libre » a été lancé en 2014 par mon ami Mehdi Bsikri et moi-même, afin d’ouvrir un espace pour le débat, le dialogue, l’échange libre des idées, le respect et l’acceptation de l’autre et de la différence, ainsi que pour encourager le vivre ensemble. Le Cercle a été lancé à un moment où la régression de la rationalité et de l’esprit critique étaient devenus monnaie courante dans notre société. Ce phénomène a fait que les Algériens commençaient à étouffer, confrontés qu’ils étaient à une atmosphère de takfirisme qui se caractérise par son exclusion, voire son excommunication de « l’autre », un « autre » qui s’avère être musulman à part entière mais qui a le malheur de ne pas penser comme la majorité. C’est la raison pour laquelle nous pensons à l’institution du Cercle des lumières. Cette initiative est basée sur l’idée qu’il faut accepter tous les Algériens, avec toutes leurs idées, croyances et confessions, sans exception aucune ; qu’il faut s’accepter et s’écouter les uns les autres, et entamer un dialogue constructif pour le bien de tous et surtout pour le bénéfice l’Algérie de demain.

Stractegia – Depuis quelques mois, vos interventions dans les médias algériens et vos réflexions sur les réseaux sociaux au sujet de l’islam ont provoqué beaucoup de réactions hostiles, parfois haineuses, à votre encontre. Certains sont allés jusqu’à vous accuser de salir l’image de l’islam, voire de ne pas être musulman vous-même. D’où vient toute cette agressivité à votre égard, vous qui avez au contraire la réputation d’être un islamologue réformateur, promoteur d’une nouvelle lecture de l’Islam ?

SD – Je pense que la source principale de cette agressivité à mon égard vient du fait que la majorité de nos concitoyens ne connait l’islam que de loin, et qu’elle n’y adhère que par hérédité. Cette catégorie de la population n’exerce en effet aucune réflexion sérieuse ou questionnement critique sur les textes sacrés (Coran et Sounna), alors qu’à l’origine, la religion est un objet de réflexion et non pas de consommation. Il est déplorable que la majorité de nos concitoyens consomment le religieux au lieu de le questionner et d’y réfléchir. Dans mes conférences, et même dans mes échanges par messagerie privée sur les réseaux sociaux, on me pose souvent la question de savoir si je suis où pas musulman ; je réponds toujours que, normalement, j’ai le droit de ne pas répondre à ce genre de questions, car il s’agit là d’un domaine privé et très intime. Je n’ai pas à crier sur les toits et devant les caméras le fait que je sois ou pas croyant ou musulman. La religion est mon domaine de spécialité, dès lors, j’ai des idées à proposer. Il est vrai que les idées que j’avance sont souvent assez critiques, et parfois, même choquantes, mais il n’en demeure pas moins que mes concitoyens sont appelés à apporter la contradiction rationnelle à mes idées et non me demander de crier mes croyances intimes, qui ne concernent que moi.

Il y a une autre source à cette agressivité : il s’agit du discours médiatique dogmatique et obscurantiste, qui s’obstine et persiste à instrumentaliser le religieux à des fins mercantilistes ; je pense surtout ici à la presse arabophone ainsi qu’à certains médias de renom.

La troisième source de cette agressivité réside dans l’école, et dans les programmes scolaires, qui, malheureusement, instrumentalisent aussi le religieux et ont besoin d’être radicalement révisés en vue d’une mise à jour qui respecte les notions de citoyenneté, des droits de l’homme, des valeurs humaines universelles et du vivre ensemble.

Stractegia – Le refus du débat au sujet de l’islam est-il le résultat d’une déstructuration de la société algérienne, qui a vécu la décennie de terrorisme des années 1990 et un règne politique de presque deux décennies du président Abdelaziz Bouteflika ? Ou serait-ce le résultat d’un travail d’endoctrinement que l’on pourrait faire remonter au début des années 1970, quand Alger œuvrait à « l’importation » de prêcheurs d’autres pays arabo-musulmans, à la tête desquels l’on retrouvait le défunt imam Ghazali ?

SD – Le refus du débat au sujet de l’islam au sein de notre société est le résultat à la fois de l’ignorance du véritable contenu des sources de l’islam, des programmes scolaires, du discours médiatique ; s’ajoutent à cela les deux causes que vous avez citées dans votre question. En effet, le projet de Réconciliation nationale a réglé le volet sécuritaire de la crise des années 1990, mais il n’a pas réglés son volet politique ; de même, il a laissé de côté les notions de vérité, de justice et de mémoire. Au jour d’aujourd’hui, l’Algérie est toujours confrontée au problème de l’intégrisme. Je suis désolé de dire que, malgré les 200.000 victimes de la décennie rouge, nous n’avons toujours pas réussi à capitaliser sur cette tragédie, car tout laisse à croire que nous sommes revenus à la case départ. L’intégrisme est toujours là, la violence religieuse – prise au sens verbal – est toujours là, le projet de l’islam politique est toujours là. Alors, qu’est ce qui a vraiment changé, à part le sécuritaire ? Je me pose la question.

Stractegia – Peut-on parler aujourd’hui en Algérie d’une prédominance du salafisme comme courant de pensée et de pratique de l’islam ? Quel est le poids réel de la madkhaliya – référence au cheikh salafiste Rabie al-Madkhali – en Algérie et pourquoi une telle percée dans la société algérienne?

SD – Je pense que nous pouvons parler d’une prédominance du salafisme wahabite en Algérie. La madkhaliya n’est en fait qu’une mise à jour du wahhâbisme opérée par le cheikh Rabie Al-Madkhali. Il faut savoir que cette personne propage, et ce depuis plusieurs années, les termes d’une fatwa selon laquelle tous les musulmans seraient dans l’obligation religieuse de prêter allégeance (bayaa) au roi saoudien. C’est une fatwa consultable par tout le monde sur Internet. Nous assistons en effet à une percée du wahhâbisme en général et de la madkhaliya en particulier, et je pense que c’est là une résultante logique de la prospérité du salafisme telle qu’elle survenue à partir de 2000, c’est-à-dire après la Réconciliation nationale. Sous la protection de lois en vigueur, les salafistes ont réussi à accumuler des fortunes colossales qui expliquent les moyens qu’ils se sont donnés pour propager leur idéologie. Tout me monde sait, à titre d’exemple, qu’ils ont aujourd’hui le monopole du marché de la téléphonie mobile et de la lingerie fine, sans parler de leurs alliés saoudiens et autres, qui les financent à partir de l’étranger sous différentes couvertures. Et là je voudrais attirer l’attention sur le rôle des milliers d’agences de voyages qui organisent les voyages pour les pèlerinages du Hajj et de la Omra, et qui à mes yeux sont très loin d’être innocentes. Les salafistes se sont dotés de dizaines, si ce n’est de centaines, de maisons d’édition et revues, ainsi que de milliers de sites, blogs et pages Facebook qui font la propagande de leur idéologie. Il faut dire aussi, sans généraliser, que le salafisme/wahhâbisme/madkhalisme remplit un vide immense laissé par nos intellectuels progressistes, qui ont démissionné de la scène socioculturelle et dont certains ont tourné affairistes et opportunistes.

Stractegia – La guerre opposant un groupe de salafistes algériens à Mohamed Ali Ferkous, qui se considère le représentant légitime du courant de la madkhaliya en Algérie, a poussé le ministre algérien des Affaires religieuses et du Waqf, Mohamed Aissa, à réagir à leur encontre, sans cependant les citer nommément. Cela est-il dû à un mouvement de panique chez les autorités, ou s’agit-il seulement d’un avertissement à l’encontre de ceux dont l’activité échappe au contrôle gouvernemental de l’islam officiel ?

SD – Considérant l’immensité des intérêts qui sont en jeux dans la sphère salafiste, je pense que ce genre de conflits internes est tout à fait normal. Concernant la réaction officielle, je pense que c’est un rappel à l’ordre adressé aux salafistes et un rappel des lignes rouges que le pouvoir ne permettra pas de dépasser, ou du moins de l’espère.

Stractegia – le ministre des Affaires religieuse et du Waqf a annoncé récemment la création du Dar el-Iftaa malékite, aux fins de faire face à l’influence croissante des fatwas diffusées par une multitude de chaines satellitaires originaires de pays du Golfe. Pourquoi d’abord cette institution vise le fiqh malékite seulement, sachant qu’il y a aussi des tenants d’autres rites en Algérie ? Ensuite, cette institution obtiendra-t-elle l’impact auquel elle aspire auprès des Algériens, ou servira-t-elle plutôt en premier lieu le régime et ses tentatives d’instrumentalisation du religieux ?

SD – Avant de créer le Dar el-Iftaa malékite, je pense qu’il faudrait revoir à la base les programmes de formation des cadres religieux, et même ceux de la faculté des sciences islamiques, faculté qui se trouve être sous l’influence directe du salafisme/wahhâbisme. Il ne sert à rien de créer un Dar el -Iftaa alors que la majorité do nos mosquées sont sous l’influence d’imams salafistes. Je pense que le référent religieux officiellement annoncé en Algérie – à savoir la trilogie Malékisme, Achaarisme et Soufisme – a besoin d’être revu et largement expliqué et vulgarisé. Les Algériens aujourd’hui reçoivent de chaînes satellitaires faisant la promotion de diverses écoles religieuses musulmanes, mais ils ne connaissent rien ou presque de la trilogie officielle. Personnellement, je ne connais aucun imam qui parle de malékisme où de soufisme, et encore moins d’Achaarisme, dans ses prêches. En effet, l’Achaarisme et le soufisme sont perçus par la majorité écrasante des imams comme une innovation religieuse (une bidaa), pour ne pas dire une hérésie. Alors, avant de parler du Dar el-Iftaa malékite, il faudrait peut-être expliquer les choses au préalable aux Algériens et les convaincre de la trilogie religieuse officielle. Et là, force est de constater qu’il n y a pas qu’un seul soufisme mais plusieurs, et qu’il n y a pas qu’un seul malékisme mais plusieurs. Les islahistes (réformateurs) algériens nous parlent depuis plusieurs années de ce qu’ils appellent « le soufisme sunnite », que personnellement je ne connais pas et ne comprends pas. Quant au malékisme, il existe aujourd’hui en Algérie un malékisme salafiste wahhabite anthropomorphiste dit « moudjassim », importé d’Arabie Saoudite, qui présente l’imam Malek comme un salafi wahhabi takfiri pur et dur.

Stractegia – Plusieurs mosquées, souvent non-achevées, ou non-pourvues en imams par les autorités, sont entre les mains de salafistes. Il existe même des représentants de ce courant au sein des mosquées disposant d’un imam pourtant envoyé par le ministère des affaires religieuses. Cela est-il le résultat d’une absence préméditée des pouvoirs publics qui leur cède le terrain, comme cela est le cas dans certaines régions de Kabylie, où la situation est très tendue entre les populations de certains villages et les salafistes ?

SD – Je pense que l’Etat est en partie responsable de cette situation. L’envoi d’étudiants algériens en Arabie Saoudite pour faire des études religieuses ne date pas d’hier, c’est un projet qui a été officiellement chapeauté et qui a commencé au début des années 1980. J’ai moi-même été sollicité par un cadre du ministère des affaires religieuses pour faire partie de ces étudiants, et j’ai refusé. Je n’avais rien à payer, tout était pris en charge par les Saoudiens, même deux billets d’avion par an pour venir voir ma famille, avec une bourse d’étude et tout le reste. Cela dit, je pense aussi que le pouvoir veut créer un certain équilibre en Kabylie face à certaines revendications non acceptées par le pouvoir.

Stractegia – Peut-on considérer que l’Etat perd le contrôle de ses écoles et instituts de formation face à la progression du salafisme ?

SD – Je ne pense pas qu’il en ait totalement perdu le contrôle, mais je pense que s’il ne fait rien pour au moins revoir à la base les programmes de formation dont j’ai parlé plus haut, il en perdra vraiment le contrôle.

Stractegia – Selon vous, à quoi renvoie la notion de « référent national », dont parlent si souvent les « élites religieuses » et les autorités algériennes dans leurs réponses à la propagation du wahhabisme ?

SD – Je pense que j’ai déjà répondu à cette question. Mais j’ajouterai qu’il ne faut pas oublier qu’en Algérie, nous n’avons pas que le malékisme ; nous avons aussi le hanafisme dans certaines villes comme Médéa et Blida, tout comme nous avons l’ibadhisme. En plus, nous ne pouvons pas parler de l’Achaarisme ou du soufisme comme éléments incarnant un référent national, puisqu’ils ne sont même pas présents dans les programmes scolaires. Alors je pose la question suivante : si l’Algérien n’entend jamais parler de cette trilogie officielle à l’école, comment pourrait-il la comprendre ou l’accepter une fois devenu adulte ? De plus, il faut bien convenir de ce que, à l’école, les programmes et les professeurs ne parlent à nos élèves ni de malékisme, ni d’Achaarisme, ni de soufisme. Ils leurs parlent de salafisme, de wahhabisme et d’ikhwanisme.

Stractegia – Les zaouïas assumeraient, selon certains, un rôle plutôt politique en servant d’avant-poste pour le régime, surtout durant les échéances électorales. Si c’est vraiment le cas, à quel degré seraient-elles instrumentalisées ?

SD – Depuis la fin des années 1990, et à des fins politiques et électoralistes, nous avons assisté à la création de ce que j’appelle des « boutiques confrériques ». Il s’agit de zaouïas fabriquées de toutes pièces, qui n’ont aucune authenticité ni légitimité dans la sphère du soufisme. Personnellement, je ne suis pas pour le mélange entre le politique et le religieux, et encore moins pour l’instrumentation du soufisme dans la politique, comme cela est le cas pour le conflit entre l’Algérie et le Maroc au sujet de la Tidjania. Je pense que le soufisme se trouve très au-dessus des frontières et des querelles politiques. Il faut laisser les soufis tranquilles dans leurs zaouïas, avec leurs chapelets et leurs awrads, du moment qu’ils n’ont jamais fait de mal à personne.

Stractegia – Les zaouïas pourraient-elles constituer un rempart contre la propagation du salafisme en Algérie ?

SD – Le soufisme a toujours été l’ami et l’allié de toute l’humanité, et n’a jamais été l’ennemi de personne. Mais il est vrai qu’il peut être l’un des remparts, quoique pas le seul, face à la propagation du salafisme. Je pense que l’autre rempart pourrait bien être le retour au rationalisme et à l’esprit critique dans le cadre d’une réforme islamique. Sans oublier le retour à nos valeurs traditionnelles populaires et millénaires.

Stractegia – Quel est votre sentiment sur le futur qui attend l’Algérie sur le plan des interactions entre société et religion ?

SD – Je pense que la jeune génération algérienne tend vers une plus grande liberté dans sa façon de réfléchir et de voir les choses, surtout en ce qui concerne le domaine religieux. L’islam algérien de demain sera multicolore, de même qu’il y aura de nouvelles idées et tendances idéologiques et comportementales. L’Algérie de demain sera l’Algérie des couleurs qui resteront fidèles aux couleurs de l’Algérie.

 

Propos recueillis par Ameziane Rachid

Les Ahmadiyya d’Algérie: Réalités et discriminations

L’Algérie fait un pas en avant, deux pas en arrière. C’est à tout le moins ce qui ressort à la lecture de beaucoup de rapports publiés ces dernières années par les ONG de défense des droits de l’homme. Pendant ce temps, le discours officiel continuer à suggérer le fait que le gouvernement s’attellerait à opérer de profondes réformes au niveau judiciaire, notamment sur le plan technique.

Pour parler de cette question, Maître Salah Dabouz, avocat et président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), revient dans cet entretien sur une situation qu’il qualifie de « catastrophique », notamment pour ce qui concerne le traitement fait par l’Algérie aux libertés individuelles et à la liberté de culte, et ce en dépit des garanties de la Constitution algérienne en la matière.

 

Stractegia – Depuis quelques mois, plusieurs membres de la minorité religieuse des Ahmadis, les Ahmadiyya, ont été arrêtés et cités à comparaître devant la justice. Que leur reprochent les autorités algériennes exactement ?

Salah Dabouz – Le tort des Ahmadiyya est la nature de leur profession de foi : les autorités algériennes leur reprochent leur croyance. Il faut savoir que les Ahmadiyya, c’est d’ailleurs ainsi qu’ils ont choisi de se faire appeler, se définissent comme un mouvement réformiste, fondé par Mirza Ghulam Ahmad, à la fin du XIXème  siècle, au Pendjab, en Inde. En 1889, celui-ci déclara qu’Allah lui avait confié la tâche de rétablir l’islam dans sa version la plus pure. Il se déclara donc rénovateur et guide, ce qui fit en retour de l’Ahmadisme un mouvement combattu par les courants de l’islam traditionnel, pour qui le prophète Mohammed ne peut ni ne pourra plus être suivi d’aucun autre prophète.

Lorsque Mirza Ghulam Ahmad décéda, ses adeptes élurent un Calife. C’est ainsi que les Califes se succédèrent tour à tour, les Ahmadyyia en étant à leur cinquième calife aujourd’hui, incarné en la personne de M. Mirza Ahmed Masrour.

Les Ahmadiyya vivent en communauté indépendante et sont présents dans plus de 190 pays. Ils ont été déclarés non musulmans et persécutés au Pakistan, en Afghanistan et en Arabie Saoudite. Le mouvement est très actif dans le domaine de l’humanitaire, surtout en Afrique, où il a construit des hôpitaux, des cliniques et dispensaires, mais aussi des écoles et des centres de formation ouverts gratuitement à tous.

L’une des brèches de l’histoire omise, ou disons plutôt marginalisée, est le fait que Sir Zafrullah Khan, diplomate et homme politique pakistanais, militant de la Ligue musulmane, ancien ministre des Affaires étrangères, président de l’Assemblée Générale des Nations Unies et président de la Cour Internationale de Justice, était un musulman issu de la communauté des Ahmadiyya. Khan avait ainsi offert son soutien au Front de Libération Nationale (FLN), en accordant à Ahmed Ben Bella un passeport diplomatique pakistanais, afin que celui-ci puisse voyager à l’étranger en dépit des persécutions exercées à son encontre de la part de la France coloniale et de ses alliés de l’époque. Plus tard, une aide similaire fut également apportée à Ferhat Abbas.

Ainsi, et pour revenir à la question des Ahmadiyya, la déclaration de novembre 1954 nous dit que le but de la révolution est l’indépendance nationale, et que celle-ci passe par la restauration d’un État algérien souverain, démocratique et social, dans le respect des principes islamiques. Seulement, il existe un second paragraphe, que beaucoup jettent volontairement aux oubliettes, qui complète ce premier paragraphe et qui précise que tout ceci doit aussi se faire dans le respect de toutes les libertés fondamentales, sans distinction ni de race ni de confession. Avec la chasse aux Ahmadiyya qui a été lancée, et devant bien d’autres comportements violant les principes énoncés à ce second paragraphe, à mon humble avis, nous assistons à une remise en cause des principes fondamentaux de l’objectif même de la révolution.

Stractegia – Combien d’Ahmadiya ont déjà été condamnés à faire de la prison ? Quelles sont les peines les plus lourdes qui ont pu être prononcées à leur encontre ?

SD – Près de 290 personnes issues de la communauté des Ahmadiyya ont été poursuivies à ce jour, dans un total de 31 wilayas. Ces poursuites se sont faites sur la base de rapports des services de renseignement. Une vingtaine de ces personnes a fait de la prison ferme, écopant de peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison ferme ; mais tous ont ensuite été libérés, suite aux critiques et aux pressions internationales. La période la plus longue passée en prison par ceux qui étaient en détention fut de 18 mois.

Stractegia – Pour inculper ces personnes, la justice algérienne se base sur les termes d’une ordonnance destinée aux non-musulmans, si l’on en croit les déclarations que vous avez faites à la presse. Que dit cette ordonnance ? Est-elle en contradiction avec la Constitution algérienne ?

SD – Les membres de l’Ahmadiyya sont poursuivis sur la base de plusieurs textes de loi, mais sans que ces actes d’accusation ne soient étayés par aucun fait. Ils sont surtout poursuivis pour des chefs d’accusation tels que l’offense au prophète et le dénigrement du dogme ou des préceptes de l’Islam, sur la foi de l’article 144 bis du code pénal ; ou la collecte de fonds sans autorisation, chose contraire aux articles 8 et 9 de l’ordonnance n°06-03, qui fixe les conditions et les règles d’exercice des cultes autres que musulman. Ces poursuites sont pourtant abusives, ne serait-ce que parce que les Ahmadiyya se disent musulmans.

Nous avons remarqué par ailleurs que des Directions des affaires religieuses se sont constituées en parties civile, et ont même présenté des demandes d’indemnisation devant les « préjudices » que les Ahmadiyya leur auraient causé ! Le comble, c’est que c’est le ministre des affaires religieuses en personne qui a mené cette campagne anti-Ahmadiyya, prétendant que ce sont là des groupes terroristes préparant des attentats dans des stades, ou encore les désignant – sans les nommer – comme des groupes manipulés par des services de renseignements étrangers. La demande la plus saugrenue cependant, c’est celle qui exigeait d’eux qu’ils se déclarent non-musulmans afin de pouvoir exercer leur culte en Algérie.

Il faut signaler par ailleurs que l’ordonnance n°06-03 fixant les conditions et règles d’exercice des cultes autres que musulman est anticonstitutionnelle, car l’article 32 de la constitution est clair : il stipule que les citoyens sont égaux devant la loi, et qu’aucune discrimination ne peut prévaloir sur la base de motifs tels que la naissance, la race, le sexe, l’opinion ou encore toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale.

Stractegia – Les Ahmadis ne seraient-ils pas les seuls à subir les pressions du pouvoir politique, qui agit via son bras judiciaire ? Et peut-on dire que la liberté de culte est respectée et protégée en Algérie ?

SD – Que dire lorsqu’un ministre des affaires religieuses pense qu’il est ministre du rite malékite et que sa mission est de faire la promotion de sa propre croyance, dans le but de rallier tous les citoyens à son rite ? Qu’ajouter lorsqu’il qualifie cette démarche de « référence religieuse nationale » (marja’iya diniya wataniya), un concept jamais évoqué auparavant, qui n’existe pas dans les textes fondamentaux, et qui, par-dessus-tout, est anticonstitutionnel et complètement en porte-à-faux avec l’article 42 de la constitution qui stipule que la liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables ?

De plus, ce ministre ne se contente pas de faire des déclarations qui sèment l’exclusion, et de créer la fitna (discorde), en justifiant son combat contre les Ahmadiyya par le motif qui veut qu’appartenir à un rite religieux « différent » pousserait à la création d’une société communautaire (moujtama’ taefi). En réalité, le combat que mène ce ministre contre les Ahmadiyya est un avant-goût de la lutte qu’il souhaiterait mener contre toutes les minorités religieuses, qu’elles soient musulmanes, monothéistes ou autres. Preuve en est l’arrêté du 16 avril 2017, publié dans le JO N° 51 du 30 août 2017, qui fixe la formule et le mode de l’appel à la prière, et qui ne reconnait que le rite malékite, excluant ainsi de fait les rites ibadite, chaféite, ahmadite ou même chiite.

Stractegia – A travers le cas des Ahmadis, quelle évaluation faites-vous de la situation des droits de l’homme en Algérie, étant vous-même responsable de la Ligue algérienne des droits de l’homme, toujours en attente d’agrément ? Vous avez d’ailleurs affirmé à plusieurs reprises, à ce titre, subir des pressions de la part du pouvoir…

SD – Il faut savoir avant tout que la Ligue Algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme est une association nationale agréée par décision du ministre de l’intérieur, feu Abou Bakar Belkaïd, le 26 juillet 1989, sous le numéro 603, publié au JO N° 44 du 18 Octobre 1989, et mis en conformité par l’Assemblée générale des 27 et 28 décembre 2013.

Ceci étant précisé, la situation des droits humains en Algérie est catastrophique : le pouvoir en place a choisi d’empêcher les citoyens d’exprimer leur désarroi, dans tous les domaines, sans pour autant s’occuper des problèmes relatifs à leur situation socio-économique. Un état d’urgence de fait prévaut dans la capitale ainsi que dans certaines villes autres, telle Ghardaïa, où le Wali a décrété un couvre-feu qu’il reconduit tous les six mois, en violation des dispositions constitutionnelles. Il livre la gestion de certaines villes de cette wilaya aux services de sécurité, sachant pourtant que de telles situations ne peuvent être décrétées qu’après approbation du parlement.

Par ailleurs, il se trouve que certains syndicalistes perdent leur travail du fait justement de leur activisme. Certaines entreprises publiques refusent carrément d’intégrer des syndicalistes, malgré des décisions de justice dénonçant ces abus, comme fut le cas avec Tarek Ammar Khoudja et Mourad Nekkache, tous deux employés de la Poste qui avaient pris l’initiative de créer un syndicat. Ces deux hommes se retrouvent sans emploi aujourd’hui.

Un autre cas alarmant que je pourrais citer est celui de Mourad Tchiko ; il s’est exilé en Suisse, résigné, après avoir vainement tenté de résister à plus de dix ans de cabale judiciaire à son encontre. Son dossier reste mystérieusement bloqué au niveau de la Cour suprême, alors qu’un un certain Directeur Général de la protection civile a juré qu’il (Mourad Tchiko) ne pourrait plus mettre les pieds dans l’entreprise dans laquelle il travaillait.

Aujourd’hui, des syndicats, des associations, ainsi que des partis politiques, bien qu’ils remplissent toutes les conditions requises par la loi, restent non-agréés. Des blogueurs se retrouvent en prison pour avoir osé donner leur avis sur la toile et ils sont poursuivis par le parquet, sans jamais avoir de plaignant en face.

Des avocats sont également poursuivis en justice, pour avoir simplement fait leur travail, sans que leur corporation ne bouge le petit doigt. Celle-ci ne se manifeste d’ailleurs que lorsqu’il s’agit de la loi de la profession, et elle ne bouge que sous le contrôle de l’exécutif. Je pense qu’une telle situation ne peut être qualifiée que de catastrophique.

Stractegia – Outre les Ahmadis, vous plaidez la cause des détenus politiques de Ghardaïa. Où en sommes-nous aujourd’hui de cette question sur le plan judiciaire ?

SD – La violence qu’a connue Ghardaïa, de novembre 2013 à juillet 2015, n’est rien d’autre que reflet d’un plan à caractère criminel mettant en relief l’action de fonctionnaires dont le seul but était de déstabiliser le Mzab. Il aurait fallu déclencher l’un des mécanismes onusiens existants afin de libérer ce groupe de militants, dénonciateurs d’actes criminels, qui ne faisaient que développer des activités pacifiques type journalisme citoyen. C’est à ce titre que ces militants établissaient des comptes rendus journaliers, écrits ou filmés, qui relataient via réseaux sociaux les actes terroristes dont leur communauté était victime, dans le but de les porter à la connaissance de l’opinion publique nationale et internationale. Il faut savoir que c’est une communauté dans son ensemble qui faisait ici face à une violence organisée ; cette violence était accompagnée, et même souvent encadrée, par des agents des services de sécurité qui protégeaient les bandes de jeunes encagoulés, et les aidaient à se frayer un chemin aux fins de mener leurs offensives sans merci. Ainsi, les activistes politiques humanitaires poursuivis en justice n’ont pas d’adversaires – mis à part le parquet.

La cerise sur le gâteau fut la déclaration de M. Ammar Saïdani, qui, en sa qualité de SG du FLN, et en date du 5 octobre 2016, avait accusé le général Toufik, directeur du redoutable Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), d’être le commanditaire de cette pagaille organisée. Après une telle déclaration, et devant autant de preuves, dites-moi si l’on peut encore avoir des doutes sur ce qui s’est réellement passé au Mzab ?

Stractegia – En tant qu’avocat, vous avez certainement pris connaissance du dernier message adressé par le président Abdelaziz Bouteflika au corps de la justice, à l’occasion de la célébration de la journée nationale de l’avocat, le 24 mars dernier. Avez-vous des commentaires à faire sur son discours ainsi que sur la profession d’avocat et le secteur de la justice, tous deux très liés à la question des droits de l’homme ?

SD – Ce que je regrette beaucoup, en tant qu’avocat, c’est le fait que les responsables de cette corporation aient accepté de célébrer cette journée sous le parapluie de l’exécutif ; cela va à l’encontre de l’article 2 de la loi 13–07 sur la profession d’avocat, qui stipule que celle-ci est une profession libre et indépendante.

Je crains qu’il y ait une contrepartie à cette couverture de la profession par l’exécutif, sachant qu’un projet d’amendement de la loi sur la profession d’avocat est sur la table du ministre de la justice, dont l’un des points « chauds » est la question de la multiplication des mandats des bâtonniers. J’ai bien peur que la profession d’avocat ne puisse plus évoquer des noms précédés par la qualification d’ « ancien bâtonnier » à l’avenir.

Pour revenir à votre question, je dirai simplement que nous sommes, malheureusement, habitués à entendre des discours du Président de la République ; ceux-ci contredisent l’action réelle que développe l’exécutif, et ils ne nécessitent aucun commentaire. Le plus important, aujourd’hui, c’est que les avocats puissent agir au plus vite, de manière à ce que la profession puisse reprendre sa place et jouer son rôle véritable dans la société. A ce propos, je tiens à saluer nos confrères tunisiens, qui ont su encadrer la contestation et marquer l’évolution vers un régime démocratique qui consacre la séparation et l’équilibre des pouvoirs ; cela leur a d’ailleurs valu, ainsi qu’à d’autres composantes de la société civile, le prix Nobel de la paix.

Stractegia – Pourquoi est-il si difficile aujourd’hui, en Algérie, de militer pour les droits de l’homme et la liberté d’expression ? Est-ce que cela est lié à la faillite de la classe politique ? Ou plutôt à la faillite de la société civile et à son étouffement progressif par le pouvoir politique ?

SD – Il a toujours été difficile de militer pour les valeurs modernes en Algérie, telles que la démocratie, les droits et libertés ; mais je pense qu’avec l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, et surtout après la décennie meurtrière que nous avons connue dans les années 1990, les autorités publiques ont cru qu’il serait utile de donner un tour de vis à chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Telle est la nature du régime politique en place depuis l’indépendance, qui refuse tout optique autre que celle conçue et mise en place par la génération de novembre 1954.

Abdelaziz Bouteflika avait bien dit en 2004 que la mission de cette génération était terminée, mais c’est aussi exactement à partir de ce moment-là qu’il s’est encore plus accroché au pouvoir, et qu’il s’est allié avec la tendance la plus conservatrice de la société, à savoir les confréries (Zawias). De ce fait, je pense que le pouvoir en place est très loin de s’occuper de questions liées aux valeurs modernes, telles la démocratie et les droits et libertés. Pour ce faire, il faudrait que la réforme profonde du système politique soit provoquée par la base de la pyramide, et qu’elle soit bien encadrée par une classe politico-sociale ouverte et à l’orientation moderniste.

Propos recueillis par Ameziane Rachid

Samir Bellal: « L’Algérie ressemble bizarrement à celle de la fin de 1980 »

Privée de la rente pétrolière avec la baisse vertigineuse des prix du pétrole qui a prévalu depuis 2014, l’Algérie se cherche aujourd’hui une porte de secours pour éviter de replonger dans une nouvelle crise économique qui pourrait menacer sa stabilité sur le moyen et le long terme. Mais au sommet de l’Etat, la machine patine du fait de l’absence d’une vision claire et d’un climat sain dans le monde des affaires, celui-ci se voyant fortement dominé par le clanisme et miné par l’existence d’une corruption à grande échelle.

Une certaine forme d’instabilité observée au sein de l’exécutif algérien depuis 2013, avec le premier accident cardiovasculaire du président de la République Abdelaziz Bouteflika, a continué à prévaloir depuis, empêchant toute cohérence et toute cohésion pour ce qui relève de la démarche économique de l’Etat.

Dans cet entretien, l’économiste algérien Samir Bellal* nous fournit un éclairage sur les politiques économique et sociale adoptées par le gouvernement algérien.

Stractegia : Nous sommes en 2018 et l’Algérie se cherche toujours une stratégie industrielle. Comment l’expliquer ?

Samir Bellal : Il est difficile de répondre en quelques mots à cette question. L’Algérie, en tant que collectivité économique, est en effet toujours en quête d’une voie à suivre. L’absence d’une stratégie industrielle explique sans doute la trajectoire chaotique du pays en matière de politique économique. Certains économistes parlent à cet égard d’absence d’éléments objectifs aptes à rendre cette trajectoire scientifiquement repérable. Le pays semble se complaire dans une attitude qui consiste à exploiter la rente pétrolière dans le seul but de maintenir les équilibres socio-politiques. Une stratégie industrielle crédible nécessiterait en l’occurrence des arbitrages politiques forts que le pays ne semble pas encore prêt à assumer. D’où le maintien du statu quo.

Stractegia – Dans un contexte d’effondrement de la rente pétrolière, le gouvernement a-t-il les capacités de trouver une issue rapide pour relancer le secteur industriel ?

SB – Il faut dire que les choix économiques faits par le pays dans les années 1990 ont conduit à un déclin sans précédent du secteur industriel. Les données statistiques officielles indiquent un recul du poids relatif du secteur industriel dans l’activité économique. Le boom pétrolier des années 2000 semble avoir exposé le pays au fameux « syndrome hollandais », et du côté des pouvoirs publics, rien n’a été entrepris pour contrecarrer le phénomène.

Le déclin industriel, principal symptôme du syndrome, est un phénomène que les statistiques font clairement apparaître. De 15 % en 1990, la part du PIB manufacturier dans le PIB total est passée aujourd’hui en dessous de 5 %. Depuis les années 1990, ce secteur est donc sur une dynamique récessive, notamment dans le secteur public qui, en dépit des mesures d’assainissement dont il n’a cessé de bénéficier, n’a pu endiguer cette descente aux abîmes. L’embellie financière des années 2000 ne semble pas avoir eu des effets sur cette dynamique régressive puisque ce secteur continue à enregistrer des taux de croissance négatifs.

La désindustrialisation à laquelle nous assistons dans le secteur public n’a pas été contrebalancée par le secteur privé, en dépit du dynamisme qu’on lui prête et du potentiel qu’on lui attribue habituellement. Essentiellement présent dans les activités naturellement peu ouvertes à la concurrence étrangère (c’est-à-dire, pour reprendre la terminologie de la théorie du Syndrome Hollandais, le secteur des biens non échangeables) et où les délais de récupération sont très courts, le secteur privé est peu présent dans l’industrie manufacturière, où seulement un tiers des entreprises opèrent.

Selon toute vraisemblance, la libéralisation des prix, l’ouverture inconsidérée du commerce extérieur et la convertibilité courante du dinar ont contribué conjointement à faire émerger cette configuration qui rappelle les hypothèses du modèle du syndrome hollandais.

La désindustrialisation ne saurait cependant être réduite à un phénomène dont l’origine est l’appréciation du taux de change effectif réel. Par-delà son aspect « morphologique », l’industrie est avant tout une dynamique sociale dans laquelle les formes concrètes que prennent les rapports sociaux jouent un rôle clé.

Le marasme observé dans le secteur industriel apparaît, de mon point de vue, comme la résultante d’une régulation institutionnelle dont les contours prennent la forme d’une combinaison périlleuse associant, sur certains aspects, un libéralisme puéril, et sur d’autres, un étatisme stérile. Cette régulation se distingue par ailleurs par sa forte dépendance vis-à-vis du circuit de circulation de la rente, dépendance qui se lit en particulier dans des configurations spécifiques : surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d’un rapport salarial de type clientéliste dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s’inscrivant davantage dans une logique «politique» de redistribution que dans une logique économique de soutien à l’accumulation, etc.

Dans le contexte qui est celui de l’économie algérienne, où les sources de la croissance ne sont pas encore présentes dans le secteur industriel, l’impact négatif de la rente pétrolière sur la croissance à long terme réside justement dans le fait qu’elle empêche que ces sources de croissance n’apparaissent, notamment dans le secteur industriel. Le rôle de l’Etat, dans ces conditions, est de veiller à ce que l’allocation des ressources profite davantage aux secteurs productifs, et plus particulièrement le secteur manufacturier.

Stractegia – Qu’est-ce qui explique l’insistance du gouvernement à encourager l’investissement massif dans le secteur du montage automobile ? D’ailleurs, les heurts que connait ce dossier ne seraient-il pas révélateurs d’un manque de vision de la part du gouvernement ?

SB – Je ne pense pas que l’on puisse parler d’investissement massif dans le secteur du montage automobile. Les investissements dont il est question se résument à la mise en place de simples unités de montage dont la production, si tant est qu’on puisse parler de production, est exclusivement destinée au marché local. Ce qui se passe dans ce domaine est révélateur de l’absence de vision sérieuse et crédible quant aux choix à faire en matière industrielle. De par leur configuration, il est évident que les nombreux projets de montage automobile n’ont d’autre but que de contourner l’interdiction qui est faite aux concessionnaires d’importer des véhicules neufs. Il s’agit bel et bien d’importation déguisée. Ces unités de montage s’inscrivent dans la même logique qui guide l’action du capital étranger lorsqu’il se déploie en Algérie, logique qui consiste à fonctionner comme une véritable pompe à aspirer les ressources en devises du pays. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que le capital étranger, au même titre que le capital national, n’est pas soumis à une politique cohérente qui viserait à insérer activement, et j’insiste sur le terme « activement », l’économie nationale dans la division internationale du travail.  La logique extractive (dans le double sens du terme) qui guide l’action du capital étranger est à l’origine de l’embarras du gouvernement devant le nombre pour le moins effarant de projets de montage automobile proposés… on parle d’une centaine de projets en ce sens !

 

Stractegia – Les analystes, les politiques et les experts internationaux pensent que la rente est la source de tous les problèmes que vit l’Algérie depuis des années. Est-ce seulement la rente qui en est en cause, ou bien existe-t-il d’autres facteurs de blocages plus importants?

SB – Le débat est ancien.  Il est aujourd’hui largement admis que la rente en elle-même n’est ni une malédiction, ni une bénédiction. Tout dépend en fait de l’usage qui en est fait. Or, l’usage fait de la rente relève de choix politiques. Ce sont les choix politiques qui font de la rente une malédiction ou une bénédiction. Dans les années 1970, l’Algérie a tenté de mobiliser les ressources que procurait la rente pétrolière pour industrialiser le pays, mais la tentative s’est soldée par un échec car, dans sa conception, le projet économique niait l’existence du marché. Le projet se proposait de développer le pays à l’abri et à l’encontre des lois objectives du marché. L’échec fut cuisant. D’où l’ajustement structurel des années 1990. Le boom pétrolier des années 2000 a favorisé le maintien d’une ouverture extérieure inconsidérée, tandis que, à l’échelle interne, les mécanismes de marché peinaient à s’imposer. Cette combinaison périlleuse, avec ouverture à l’extérieur et fermeture à l’intérieur, n’est sans doute pas étrangère à la situation actuelle : déclin de l’industrie, hausse du chômage, dépendance vis-à-vis de l’extérieur, etc. Pour s’en sortir économiquement, l’Algérie a manifestement besoin d’une politique de rupture avec la rente. Une telle politique nécessite une volonté politique forte de construire un consensus, ou un contrat social, dans lequel le statut économique de la rente pétrolière doit porter sur l’objectif de promouvoir les activités productives. Cela nécessite des arbitrages et des compromis qui, politiquement, ne sont pas sans présenter un coût. Il en va par exemple ainsi de la nécessité de réhabiliter l’échange marchand en libéralisant les prix ; de la gestion de la valeur de la monnaie nationale de façon à éviter qu’elle soit structurellement surévaluée, ce qui favorise l’importation et pénalise la production nationale ; de la protection qui doit  être apportée à l’espace économique domestique ; et ainsi de suite.

Stractegia – Le gouvernement dirigé par Ahmed Ouyahia s’est montré, au début de l’automne 2017, très alarmiste, au point de déclarer que l’Etat risquait de ne pas verser les salaires des fonctionnaires pour le mois de novembre 2017. Certains disent qu’il avait menti, d’autres ont affirmé qu’il a exagéré. Qu’en est-il dans la réalité des faits ?

SB – La réalité est que l’économie algérienne est restée une économie rentière par excellence. La contribution du secteur pourvoyeur de rente, les hydrocarbures, n’a fondamentalement pas changé : 40-50 % de notre PIB, 97 % de nos exportations, 60-70 % de nos recettes budgétaires. Depuis 1999, des sommes colossales ont été dépensées, mais cela n’a manifestement pas permis au pays de se doter de suffisamment de force économique pour affronter la crise. L’Algérie de 2018 ressemble bizarrement à celle de la fin des années 1980, et ce ne sont pas les quelques milliards de réserves de change qui y changeront quelque chose. Le problème reste posé : l’Algérie ne dispose pas encore de composantes dynamiques du capital aptes à lui permettre de faire face à la crise.

Stractegia – Jugez-vous judicieux le choix du gouvernement algérien de recourir à la planche à billet au lieu d’opter pour l’endettement extérieur, alors que l’Etat dispose encore d’un matelas financier d’une centaine de milliards de dollars ?

SB – Le recours à la planche à billet est une solution de facilité qui n’apporte pas de solution crédible et durable aux problèmes budgétaires. Cette « solution » se traduira, si les cours du pétrole ne remontent pas, par un surcroît d’inflation et une accélération de l’épuisement des réserves de change du pays. Il ne faut cependant pas perdre de vue que les déficits budgétaires, dont on parle beaucoup ces derniers temps, ne sont qu’une facette, parmi d’autres, de la crise du régime rentier. Les déficits sont partout : déficit des entreprises publiques, déficit commercial, déséquilibre dans la balance des paiements, déficits du système de sécurité sociale dans ses différentes branches… Cette situation appelle des réformes structurelles qui, en raison de leur caractère socialement douloureux, ne semblent pas enthousiasmer les pouvoirs publics.

Stractegia – Le partenariat public-privé, promu dans le cadre d’une charte signée par le gouvernement, le patronat et la centrale syndicale de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) fait polémique depuis des semaines. Sommes-nous devant un cas de privatisation déguisée des entreprises publiques, avec en prime un flagrant manque de transparence, comme l’a laissé entendre l’instruction de la présidence rappelant à l’ordre Ahmed Ouyahia ?

SB – La charte sur le PPP est un acte symbolique qui se veut une réponse à la situation difficile que vivent les entreprises publiques, ces dernières étant, dans leur écrasante majorité, structurellement déficitaires. Mais c’est aussi un aveu de ce que la politique de l’assainissement permanent dont bénéficie le secteur public est un échec, et qu’en raison de l’amenuisement des ressources budgétaires de l’Etat, une telle politique n’est plus possible.

Par-delà le débat sur les formules à adopter pour sa concrétisation, la privatisation des entreprises publiques est aujourd’hui un impératif économique. Tel qu’il est présentement configuré, le secteur public industriel est incapable d’affronter l’ouverture économique et la concurrence. Le maintien en activité d’un large secteur public n’a de justification que si l’on garde à l’esprit que, pendant longtemps, ce secteur est perçu davantage comme un marché politique.  Non seulement parce que ses gestionnaires sont systématiquement nommés sur des bases clientélistes, mais aussi parce que ses recrutements, son fonctionnement et ses activités obéissent moins aux impératifs de rentabilité qu’aux interférences et interventions directes des pouvoirs politiques.

*Diplômé de l’Institut National de la Planification et de la Statistique (INPS) d’Alger et de l’Université Lyon-2, Samir Bellal enseigne actuellement la Faculté des Sciences économiques de l’Université algérienne Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou. Auteur de plusieurs contributions dans la presse sur l’économie algérienne, il a publié, fin 2017, « La crise du régime rentier : Essai sur une Algérie qui stagne », paru aux éditions Frantz Fanon.

Propos recueillis par Lyès Menacer.

Présidentielles 2019 en Algérie: la stratégie du flou

La scène politico-médiatique algérienne a connu une fin de mois de juillet des plus chaudes, laissant entrevoir en 2019 une succession difficile pour l’actuel président Abdelaziz Bouteflika. Durant deux semaines, plusieurs informations ont fait état de mises en demeure de la part du Premier ministre Abdelmadjid Tebboune envers plusieurs grandes entreprises, aux fins de faire redémarrer les chantiers qui leur avaient été confiés. L’une de ces entreprises est l’ETRHB (Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et bâtiments), que dirige Ali Haddad, le patron du Forum des chefs d’entreprises (FCE), considéré comme l’un des principaux soutiens à M. Bouteflika.

Ali Haddad a aussi la réputation d’être un ami intime de Saïd Bouteflika, le frère-conseiller du président de la République. Les mises en demeures qui lui ont été adressées, par voie de presse, ont souvent été interprétées comme le début d’une disgrâce pour ce patron qui se trouve au cœur de beaucoup de controverses. Pourtant, rien de tout cela ne s’est avéré au final. La mise en scène à laquelle ont procédé Saïd Bouteflika, Ali Haddad et Abdelmadjid Sidi Saïd, Secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens, en s’affichant au cimetière d’Al Allia, lors de l’enterrement le 30 juillet 2017 du défunt Réda Malek, figure de la Révolution algérienne et personnage politique clé à l’époque de l’Indépendance, est venue apporter un démenti à toutes les analyses encore en vogue quelques jours auparavant.

La fausse mise à l’écart d’Ali Haddad

Retour sur les évènements. Tout avait commencé le 16 juillet 2017, lorsqu’Ali Haddad avait dû quitter l’école supérieure de tourisme d’Ain Benian, à l’ouest d’Alger, au moment où l’on attendait l’arrivée de l’ex-Premier ministre M. Tebboune, accompagné du secrétaire général l’UGTA, Abdelmadjid Sidi Saïd. Ce départ précipité avait provoqué moult interrogations chez une opinion publique qui suit l’actualité sans pouvoir influencer le cours des évènements, cependant que la classe politique se mure généralement dans un profond silence qui en dit long sur son incapacité à peser sur le jeu des chaises musicales qui prévaut au sommet. Face aux projecteurs braqués par les médias et les réseaux sociaux, Ali Haddad avait été contraint de réagir en organisant une réunion officielle à l’hôtel al-Aurassi dès le 17 juillet 2017, en présence de huit organisations patronales ainsi que du patron de l’UGTA. La réunion avait ensuite été sanctionnée par un communiqué dénonçant le Premier ministre, dont le départ avait été demandé par le patron du FCE et de l’UGTA.

Dans les coulisses, M. Tebboune a affirmé à son entourage qu’il irait jusqu’au bout de sa guerre contre le gaspillage de l’argent public et contre les prédateurs qui se sont accaparés des milliards de dinars sans avoir honoré leurs engagements vis-à-vis des projets que l’Etat leur a confié. Le Premier ministre a affirmé publiquement mener cette guerre contre ceux que le Parti des Travailleurs (PT) de Louisa Hanoune appelle l’«Oligarchie», et sur ordre du président de la République. L’opinion publique avait accueilli cela comme une réaction salutaire, même si certaines voix ont émis des réserves quant à ses chances réelles de succès. Autrement dit, M. Tebboune avait bien fait comprendre qu’Ali Haddad et d’autres patrons proches du cercle présidentiel avaient été définitivement lâchés. Cela avait évidemment commencé avec le renvoi de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal ainsi que d’autres ministres controversés (l’ancien ministre de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb, et celui de la Santé, Abdelmalek Boudiaf). Certains commentateurs se sont même demandés s’il s’agissait vraiment de lâchage, ou juste d’une opération de marketing politique de la part de Tebboune, le temps d’un été, aux fins d’amuser la galerie et de détourner les regards des vrais problèmes que connait l’Algérie, notamment du fait de la forte baisse des revenus pétroliers.

Le facteur Saïd Bouteflika

Les Algériens les plus enthousiastes devant cette situation ont donc fini par déchanter lorsqu’ils ont appris que Tebboune organisait une réunion préparatoire pour la tripartite de septembre avec le FCE et l’UGTA, c’est-à-dire avec Ali Haddad et Sidi Saïd. Cette réunion est vue par certains comme la traduction de la marche-arrière pour laquelle a finalement opté M. Tebboune. Celui-ci aurait subi, selon certaines sources, des pressions pour arrêter sa guerre contre cette oligarchie. Hasard de l’histoire, cette réunion s’est déroulée le jour même de l’enterrement d’une grande figure de la révolution algérienne, Rédha Malek. C’était là l’occasion pour les deux hommes de s’afficher en compagnie du frère du président, venu représenter Abdelaziz Bouteflika à Al-Alia. Les trois se sont ainsi donnés en spectacle (chaleureuses accolades et rires qualifiés d’indécents dans une telle circonstance) devant les caméras des télévisions et les photographes de presse. Pis, le patron du FCE est reparti dans la voiture de la présidence sur invitation de «son » ami Saïd Bouteflika.

Pour les observateurs les plus avisés, ce remue-ménage estival serait en lien direct avec la guerre larvée menée dans les hautes sphères du pouvoir en vue de l’échéance présidentielle de 2019. D’après les informations qui ont fuité dans la presse algérienne, la décision du président Bouteflika de s’attaquer à l’oligarchie serait intervenue après la découverte d’un projet politique en préparation par son ancien Premier ministre et directeur de campagne, Abdelmalek Sellal, avec le soutien par ailleurs d’Ali Haddad et d’autres personnalités politiques et patrons d’entreprises qui ne se sont par ailleurs pas privés de bénéfices durant ses quatre mandats présidentiels. Mais les images en provenance du cimetière d’Al-Alia ont toutefois laissé pantois ces mêmes observateurs, qui se demandent aujourd’hui si Abdelmadjid Tebboune n’aurait pas menti en affirmant que c’est le président qui l’a chargé de faire ce qu’il a fait depuis son installation au poste de Premier ministre. Les rumeurs sur sa démission rejetée, à son retour de l’enterrement de Rédha Malek, laissent penser qu’il disait vrai. Mais d’aucuns pensent aussi que Saïd Bouteflika travaillerait contre son frère aîné. Ainsi, Tebboune roulait-il pour lui-même, voire pour un autre clan que celui de Bouteflika ? M. Tebboune est-il au service de Saïd Bouteflika, que les chancelleries étrangères voient comme présidentiable, en l’absence de contrepoids pour contester cela tant dans la société algérienne qu’au sein de la classe politique ? Finalement, son limogeage par le président de la République, 82 jours seulement après sa prise de fonctions, et son remplacement par le directeur de Cabinet Ahmed Ouyahia au poste de Premier ministre, ont mis fin à toutes ces spéculations.

Un retour à la case départ

L’éviction de M. Tebboune, qualifiée de victoire de la mafia contre l’Etat algérien et la lutte contre la corruption, nous renvoie au point de départ et accentue le climat de confusion qui règne au plus haut sommet de l’Etat. Certes, ces changements «surprises» de gouvernements, ponctués de couacs ces dernières années, ont laissé dire que le président n’était pas maître de la situation, poussant par ailleurs un groupe d’intellectuels et de figures de la révolution algérienne, ainsi que des responsables de partis, à demander carrément à le rencontrer. Certains sont même allés jusqu’à demander sa destitution, en application de la Constitution. Mais l’armée, qui demeure un élément central dans le jeu politique, même si elle continue de clamer sa neutralité, s’y oppose fermement et continue de lui apporter son soutien à travers son chef d’Etat-major Ahmed Gaïd Salah.

Le 4 septembre 2017, les présidents des deux Chambres (Parlement et Sénat), respectivement Saïd Bouhedja et Abdelkader Bensaleh, ont mis fin au débat sur l’éventuelle destitution du président, en affirmant qu’Abdelaziz Bouteflika allait bien et finirait son mandat présidentiel. Cela ne clôt toutefois pas le débat sur la prochaine présidentielle et sur la succession de l’actuel président qui, on le sent fort bien, a enclenché une guerre sans merci dans les coulisses. Des noms sont avancés par-ci par-là, mais sans qu’aucun d’entre eux ne puisse être confirmé. « Le système » aurait-il déjà choisi son candidat, préfèrant donc garder le suspense jusqu’à la dernière minute ? En tous cas, les lignes bougent, même si l’on ignore dans quelle direction exactement.

Sempiternelle stratégie du flou

En résumé, les évènements de ces dernières semaines ont plus entretenu la confusion qu’ils n’ont apporté de réponses aux questions posées sur la table. Ils ont rendu plus floue une situation politique qui n’offrait déjà aucune visibilité, aussi bien sur le plan interne qu’à l’international. Tout cela sert in fine les intérêts d’un régime qui ne dispose plus que de la politique du flou comme moyen de survie, après avoir épuisé les cartouches dont il disposait pour maintenir la paix sociale et calmer les appétits de «ses» partenaires régionaux et internationaux. C’était du temps encore de l’embellie financière de la première décennie des années 2000…

 

Lyès Menacer

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