Entretien avec Ahmed Farjani, du « gouvernement du Fezzan »

Depuis la chute de Moammar Kadhafi en 2011, le Fezzan, région presque aussi grande que la France, située au sud de la Libye, continue à pâtir de son instabilité. Plusieurs groupes de l’opposition – Tchadiens, Soudanais, mais aussi Libyens – ont réussi à instrumentaliser l’incertitude politique qui règne dans le sud à leur profit.

Cette situation alimente en retour les difficultés que rencontrent les citoyens libyens dans leur quotidien. Seul nouvel élément de contexte : l’entrée des forces de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar dans le Fezzan, début 2019, et le fait qu’elles aient pu opérer un contrôle entier et inédit de la région. Aucun des gouvernements libyens qui se sont succédé depuis 2011 n’avait réussi à en faire autant.

Pour autant, cela n’a pas mis fin aux critiques émanant de citoyens qui vivent au quotidien attaques, guerres, et abus de la part de formations armées. Ces difficultés se retrouvent dans plusieurs régions, dont les environs de Sebha ; et il est à constater que l’emprise de l’ANL sur le Fezzan n’a pas contribué à les atténuer, bien au contraire.

La situation sécuritaire continue donc à compter parmi les facteurs qui font qu’une certaine élite libyenne, dont les notables et les chefs de tribu, en appellent maintenant à l’institution d’un gouvernement local qui soit propre au Fezzan. Ils souhaitent ainsi mieux répondre aux besoins élémentaires des Libyens, et leur garantir de meilleures performances au niveau des services publics.

Pour mieux comprendre de quoi il en retourne, nous nous sommes entretenus avec Ahmed al-Farjani, initiateur du mouvement pour un « gouvernement du Fezzan ».

 

Premièrement, pouvez-vous nous parler des objectifs de ce « gouvernement du Fezzan » que vous souhaitez mettre en place ?

Nos objectifs sont clairs : nous voulons sécuriser l’ensemble du Fezzan, et le nettoyer des bandes touboues qui travaillent en alliance avec l’État islamique. Il est à noter que cette situation s’est déclarée directement après que l’ANL s’en soit prise aux alliés naturels des Toubous libyens, c’est-à-dire les Toubous originaires du Tchad ainsi que les opposants toubous en général.

Nous souhaitons également que les citoyens du Fezzan récupèrent l’ensemble de leurs droits, civils, économiques, sociaux et politiques, même si cela devait avoir pour prix une fermeture des points d’approvisionnement de la région, ou la clôture des points de passage entre le sud et les régions est et ouest. Notre démarche n’est en rien motivée par un quelconque esprit de vengeance, nous formons partie du peuple libyen. Mais la solution aux problèmes de la Libye proviendra du Fezzan, si Dieu le veut, surtout maintenant que l’on voit clairement comment est et ouest ont eu à souffrir de conflits engagés par des personnes centrées sur la notion de gain politique, et prêtes à tout, même au recours aux armes, afin de prendre le pouvoir.

 

Y-a-t-il des exemples de personnalités, locales ou non locales, qui sont en faveur de votre projet ?

Nous entendons beaucoup de voix au Fezzan qui sont favorables à une solution qui serait d’émanation locale. Nous n’avons aucun contact avec des acteurs basés hors Libye. Par contre, nous sommes en relation avec des personnalités libyennes résidant en-dehors du Fezzan.

 

Peut-on attribuer votre projet, au moins en partie, aux performances limitées dont ont fait preuve les gouvernements qui se sont succédé jusqu’ici ?

Bien sûr. Si les habitants du Fezzan sont en faveur de la constitution d’un nouveau gouvernement sur des bases locales, c’est parce qu’ils n’en pouvaient plus d’une situation caractérisée par une fragilité institutionnelle extrême, sur fond de différends, de luttes pour le pouvoir, d’échec de la part des institutions de l’est et de l’ouest à garantir les besoins de la population, sans oublier les dysfonctionnements prévalant sur le plan des services publics et, plus particulièrement, de la sécurité. Les habitants du Fezzan ont d’ailleurs pour moteur leur dignité, et cela explique pourquoi ils ont donné à ce projet le nom de « gouvernement digne du Fezzan ».

 

D’aucuns pensent que ce gouvernement va échouer dans son action, étant donné surtout que la situation sécuritaire et militaire est prise en main par des corps en provenance de l’est de la Libye.

Nous ne sommes ni avec, ni contre aucun des protagonistes en conflit, à partir du moment surtout où ceux-ci mènent à bien les tâches qui leur incombent, sécurité en tête. Il faut cependant rappeler que ce n’est qu’après l’entrée de l’ANL dans le sud que les membres de l’État islamique se sont alliés avec les Toubous ; auparavant, il n’y avait tout simplement pas d’État islamique dans le Fezzan. J’ajoute à cela le fait que ces « corps en provenance de l’est de la Libye » auxquels vous faites allusion n’existent que par le nom, ils n’existent plus sur le terrain. Oui, il est vrai que l’ANL est entrée dans le Fezzan et y a mené la mission qu’elle s’était fixée ; mais ce n’était que pour s’en retirer ensuite, dans des circonstances troubles, laissant de surcroît la région et ses habitants en proie aux meurtres, aux assassinats et aux déplacements.

 

Que pensent les élites et les tribus de votre projet de gouvernement ? Êtes-vous d’ailleurs en contact avec elles ?

Nous savons que de nombreuses personnalités tribales et membres de l’élite sont en faveur de ce que nous proposons. Cependant, nous ne nous sommes pas mis en rapport avec eux à ce stade. Notre projet est de création récente, cependant que nous avons mis nos efforts sur la question de la constitution de comités de coordination qui auront vocation à faire des propositions à la hauteur des besoins exprimés par l’ensemble de la population du Fezzan. Les premières indications que nous avons nous confortent dans nos attentes : les gens en général perçoivent notre démarche positivement.

 

Pouvez-vous nous parler des principes et des valeurs qui constituent le socle de votre action ?

Bien sûr. Premièrement : nous considérons qu’il est de notre droit de revendiquer la constitution d’un « gouvernement du Fezzan » qui puisse nous apporter de la sécurité tout en nous garantissant nos droits.

Deuxièmement, il n’y a pas de doute sur le fait que, le jour où l’est et l’ouest se mettront d’accord entre eux, nous agirons d’une manière positive et conforme à l’intérêt de la Libye. Nous ne sommes pas des séparatistes ; nous tenons cependant à défendre nos droits, loin des conflits qui agitent le nord du pays.

Notre slogan est clair, et c’est le suivant, comme je l’ai d’ailleurs rappelé précédemment : oui à un gouvernement digne du Fezzan.

 

Pour finir, comment réagissez-vous au fait que l’ancien Premier ministre Ali Zeidan ait rejoint votre mouvement ?

Cela est faux. Notre mouvement n’entretient aucun rapport avec des personnalités politiques type Ali Zeidan.

 

Propos recueillis par Mohammed Sreit

Dépasser l’insécurité (avec la Fundación Alternativas)

Les problèmes de la Libye sont multiples et connus ; mais ils ne sont pas près de s’estomper. Depuis 2011, le pays a évolué au gré d’évènements qui ont accentué les obstacles à son évolution, et augmenté d’autant la difficulté d’y remédier.

Aujourd’hui, l’ONU tente de pleinement s’engager sur la voie pour le dépassement des embûches libyennes. Cependant, les possibilités de procéder à de réelles avancées restent limitées, malgré la détermination de l’envoyé spécial de l’ONU pour la Libye, Ghassan Salamé. L’annonce par ce dernier de l’organisation d’une « conférence nationale » à la mi-avril 2019, à Ghadamès, aidera-t-elle à définir des solutions ? A ce stade, peu d’éléments portent réellement à l’optimisme, surtout depuis que « l’homme fort de l’est », le maréchal Khalifa Haftar, a lancé début avril 2019 une opération militaire qui a pour objectif la prise de Tripoli.

Pour mieux comprendre les ressorts de cette situation, le présent article mettra l’accent sur les problèmes de la Libye les plus saillants, et les recommandations à même d’aider le pays à avancer de manière plus positive. Pour ce, nous reviendrons en premier lieu sur les évènements les plus importants qui ont marqué la Libye depuis 2011 ; nous traiterons ensuite de la situation prévalant, à niveau national, sur le plan politico-sécuritaire, avant d’élargir notre analyse à la donne géopolitique régionale, et de formuler des recommandations à l’adresse de ladite « communauté internationale », Union européenne et Espagne comprises.(Poursuivre la lecture)

 

 

« Ce que veut la Libye »: Retour sur la visite du MAE libyen à Madrid

Les problèmes de la Libye sont complexes, mais la manière par laquelle les gouvernements européens les perçoivent sont assez connus. Pays riche en pétrole, route migratoire importante vers l’Union européenne, la Libye est aussi vue par ses voisins septentrionaux comme un pays en proie à l’instabilité politico-sécuritaire et au règne des milices, sur fond de tensions tribales, de sous-développement des infrastructures, ou encore de divisions politiques.

Moins connue chez les Occidentaux est la vision que peuvent avoir les institutionnels libyens de leur propre pays. Cette relative inconnue d’autant plus de pertinence aux propos tenus par le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement d’Entente nationale (GEN) libyen, M. Mohammed Taher Sayala, lors d’une réunion qu’il a tenue avec des diplomates, journalistes, hommes d’affaires, experts et observateurs à la mi-septembre 2018 à Madrid, dans les locaux de la Casa Árabe.

Ingérences et diplomatie

S’il considère que le développement économique demeure un moteur privilégié pour l’amélioration de la situation politique à terme, M. T. Sayala ne nie pas pour autant le fait que la Libye doit beaucoup de ses problèmes aux ingérences faites par des pays étrangers, nombre d’entre eux régionaux. Qatar, Émirats arabes unis et Égypte font ainsi partie, à ses yeux, de ces États qui ont fait subir à la Libye, depuis l’année 2011, nombre de désarrois, dont la prolifération massive d’armes à échelle du territoire. Le résultat en a été une forme de militarisation des perspectives inter-libyennes, sur fond de renforcement des milices armées.

Conscient des difficultés qu’il y a à résorber la crise libyenne, M. T. Sayala n’en est pas moins convaincu de ce que les efforts diplomatiques, dont ceux conduits par l’ONU, peuvent aider à avancer positivement. Favorable à des sanctions – ou à tout le moins à des menaces de sanctions – à l’encontre « des » (sic) milices armées en action à Tripoli, Sayala ne voit cependant pas le salut de la Libye autrement que dans la mise en place d’un pouvoir le plus représentatif possible des tendances et des choix de la population libyenne. Il insiste ainsi sur le fait qu’ethnies, « minorités », tout comme les personnes représentant des tendances idéologiques diverses (dont les soufis, ou les Frères musulmans), doivent toutes avoir voix au chapitre. Cette ouverture affichée le pousse d’ailleurs jusqu’à évoquer le cas complexe de l’homme fort de l’est libyen, le général Khalifa Haftar, dont il ne nie en rien, ni le pouvoir, ni le fait qu’il devra continuer à avoir « un rôle » (sic) en Libye.

Le drame migratoire

Reste le problème épineux des migrations. Ici, le ministre libyen des Affaires étrangères voit essentiellement quatre priorités à adresser :

  • La nécessité pour la communauté internationale de promouvoir plus de politiques de développement dans les pays africains, source principale de ces migrations ;
  • L’importance pour les Européens de prendre conscience de ce que les actions à privilégier doivent privilégier la partie frontalière méridionale de la Libye, point de passage privilégié pour les migrants, plutôt que la mer Méditerranée ;
  • L’impératif que consiste l’octroi de plus d’aides financières à la Libye, afin qu’elle puisse régler ses problèmes, en termes notamment de gestion des mouvements de déplacés internes et d’entretien des camps d’accueil des réfugiés ;
  • Le développement de politiques plus efficaces contre les trafiquants en tous genres, et le déploiement de plus de moyens en ce sens.

S’ajoute aux propos du ministre libyen le fait que, selon lui, l’Espagne n’ait toujours pas développé, pour l’heure, une politique digne de ses réels moyens en Libye. Présent certes par l’intermédiaire de la compagnie pétrolière Repsol, Madrid se voit cependant faire remarquer par M. T. Sayala que les Espagnols se font attendre sur d’autres domaines. Et que les Libyens comprennent d’autant moins leur retard que l’Espagne est perçue très favorablement, du fait notamment de son soutien à la révolution de Février-2011. Il suffirait pourtant que Madrid décide de rouvrir son ambassade à Tripoli en signe de bonne volonté, insiste ainsi le ministre libyen des Affaires étrangères. Et de préciser qu’il ne faudrait pas non plus que cette décision tarde trop.

L’impuissance libyenne

L’appel de M. T. Sayala est logique, et tout à fait compréhensible. En dépit de difficultés qu’il ne cache pas, le chef de la diplomatie libyenne sait que son pays traverse une phase critique, pendant laquelle il importe pour Tripoli d’obtenir le plus grand nombre de soutiens internationaux. Les réouvertures d’ambassades, dont 42 sont actives à ce jour, seraient un pas important en ce sens, puisqu’elles suggèreraient – même si cela venait à s’avérer factice – une capacité de la part du Gouvernement d’Entente nationale à faire prévaloir ordre et stabilité – à défaut cependant de souveraineté – sur une partie au moins de son territoire.

La Libye a cependant besoin de bien plus pour se gagner la confiance de ses pairs. Les points évoqués par le ministre libyen des Affaires étrangères sont tous fondamentaux pour la compréhension de la Libye ; mais ils s’accompagnent de la nécessité pour les Libyens, politiciens comme citoyens, de se mettre d’accord sur la nature des institutions dont ils souhaitent bénéficier. Or un tel accord nécessite, outre un texte de référence – tel que celui incarné à ce jour par l’accord de Skheirat (2015) -, la présence de structures de type étatique sur lesquelles bâtir un ordre réel. Celles-ci demeurent pourtant à ce jour inexistantes. Et elles en ajoutent aux difficultés qu’a le GEN à se gagner des soutiens conséquents à sa cause.

La Libye continue aujourd’hui à être un point d’intérêt pour les Occidentaux du fait de trois raisons principalement : l’impact de l’instabilité sur la sous-région et sur les questions de terrorisme ; l’importance et l’ampleur des questions migratoires ; la donne pétrolière. Mais cela ne compense pas le sentiment de perdition qu’ont beaucoup de pays devant la fragmentation poussée des paysages politique, militaire et social libyens. Et l’on demeure dès lors toujours en peine de trouver une sortie de crise pour un pays qui peine à fournir ne serait-ce que des standards basiques, et exploitables, de gouvernance. C’est dire combien la situation libyenne actuelle est amenée à perdurer. Et à quel point la population libyenne serait avisée de prendre son mal en patience, faute d’alternatives viables et concrètes. –

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