Sur la crise libyenne: Entretien exclusif avec Aguila Saleh

Dans cet entretien exclusif accordé à Stractegia, Aguila Saleh, président de la Chambre des Représentants en Libye, revient sur les principaux points qui s’imposent actuellement à l’agenda libyen. L’interview, menée en arabe par le journaliste et chercheur Mohammed Sreit, contient nombre de développements qui sont évidemment à comprendre dans le contexte dans lequel elles ont été prononcées. Le texte original de l’entretien peut être consulté en cliquant ici : http://stractegia.com/ar/archivos/2662. Nous en recensons cependant ici les points principaux soulignés par Aguila Saleh.

Selon le président de la Chambre des Représentants (CdR), l’institution qu’il chapeaute a certes une fonction législative, mais elle promeut également des initiatives intertribales ainsi que des tentatives de rapprochement entre les segments les plus représentatifs de la société civile libyenne. La CdR cherche, de même, à asseoir les demandes des Libyens telles que caractérisées par l’institution de structures étatiques, la consolidation de la séparation des pouvoirs, ou encore en veillant à l’application de la loi, toutes demandes coïncidant avec ce qu’ont toujours revendiqué les Révolutionnaires de février 2011.

Par ailleurs, poursuit Aguila Saleh, un État doté d’institutions fortes ne peut être érigé que sur des bases constitutionnelles et légales saines. En ce sens, le fait que la CdR ait tardé à adopter la loi sur le référendum constitutionnel s’explique par des désaccords entre députés, mais aussi par le fait que les représentants de la province de la Cyrénaïque aient rejeté cette loi ainsi que la constitution. Ils arguent en effet de ce que leurs droits ainsi que leur représentativité pourraient être affectés par le fait que les habitants de la Tripolitaine sont plus nombreux que ceux de la Cyrénaïque.

Aguila Saleh rappelle qu’il y a cependant eu accord, au final, sur le fait que la Libye serait organisée en trois circonscriptions électorales : la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Mais des divergences ont suivi, même si cela n’a pas empêché qu’une majorité de députés aient voté en faveur de la convocation d’une session spéciale aux fins de discuter la Constitution et la loi sur le référendum.

Aguila Saleh voit aussi que certaines forces, internes comme étrangères, poussent en faveur du maintien du statu quo politique en Libye. Il poursuit en ajoutant que son rejet, il y a deux ans, de la consécration de Fayez Sarraj répondait au fait que celui-ci faisait plutôt montre de faiblesse et annonçait une incapacité de la part de son gouvernement à diriger la Libye dans les circonstances qui se présentaient. Un fait qui, selon Aguila Saleh, s’est révélé depuis.

Par ailleurs, le président de la CdR voit que les sanctions prononcées par l’Union européenne à son encontre sont injustes ; il y voit une réaction devant son rejet du gouvernement de Fayez Sarraj, disant d’elles qu’elles n’ont aucun fondement juridique.

Aguila Saleh estime par ailleurs que le Gouvernement d’Entente Nationale est le premier responsable des récents évènements de Tripoli, car il a donné de la légitimité aux milices armées en place dans la capitale et les a utilisées pour sa protection, plutôt que de les désarmer.

Pour le reste, Aguila Saleh dit qu’il est toujours disposé à rencontrer ses adversaires. Cependant, poursuit-il, s’il ne veut rencontrer le président du Haut Conseil d’État Khaled Mishri, c’est simplement pour des raisons légales : la Chambre des Représentants n’ayant pas adopté à ce jour l’Accord politique libyen, il est dès lors impossible pour le président de la CdR de rencontrer une personnalité revendiquant un titre que le parlement ne reconnaît pas légalement à ce stade.

« Ce que veut la Libye »: Retour sur la visite du MAE libyen à Madrid

Les problèmes de la Libye sont complexes, mais la manière par laquelle les gouvernements européens les perçoivent sont assez connus. Pays riche en pétrole, route migratoire importante vers l’Union européenne, la Libye est aussi vue par ses voisins septentrionaux comme un pays en proie à l’instabilité politico-sécuritaire et au règne des milices, sur fond de tensions tribales, de sous-développement des infrastructures, ou encore de divisions politiques.

Moins connue chez les Occidentaux est la vision que peuvent avoir les institutionnels libyens de leur propre pays. Cette relative inconnue d’autant plus de pertinence aux propos tenus par le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement d’Entente nationale (GEN) libyen, M. Mohammed Taher Sayala, lors d’une réunion qu’il a tenue avec des diplomates, journalistes, hommes d’affaires, experts et observateurs à la mi-septembre 2018 à Madrid, dans les locaux de la Casa Árabe.

Ingérences et diplomatie

S’il considère que le développement économique demeure un moteur privilégié pour l’amélioration de la situation politique à terme, M. T. Sayala ne nie pas pour autant le fait que la Libye doit beaucoup de ses problèmes aux ingérences faites par des pays étrangers, nombre d’entre eux régionaux. Qatar, Émirats arabes unis et Égypte font ainsi partie, à ses yeux, de ces États qui ont fait subir à la Libye, depuis l’année 2011, nombre de désarrois, dont la prolifération massive d’armes à échelle du territoire. Le résultat en a été une forme de militarisation des perspectives inter-libyennes, sur fond de renforcement des milices armées.

Conscient des difficultés qu’il y a à résorber la crise libyenne, M. T. Sayala n’en est pas moins convaincu de ce que les efforts diplomatiques, dont ceux conduits par l’ONU, peuvent aider à avancer positivement. Favorable à des sanctions – ou à tout le moins à des menaces de sanctions – à l’encontre « des » (sic) milices armées en action à Tripoli, Sayala ne voit cependant pas le salut de la Libye autrement que dans la mise en place d’un pouvoir le plus représentatif possible des tendances et des choix de la population libyenne. Il insiste ainsi sur le fait qu’ethnies, « minorités », tout comme les personnes représentant des tendances idéologiques diverses (dont les soufis, ou les Frères musulmans), doivent toutes avoir voix au chapitre. Cette ouverture affichée le pousse d’ailleurs jusqu’à évoquer le cas complexe de l’homme fort de l’est libyen, le général Khalifa Haftar, dont il ne nie en rien, ni le pouvoir, ni le fait qu’il devra continuer à avoir « un rôle » (sic) en Libye.

Le drame migratoire

Reste le problème épineux des migrations. Ici, le ministre libyen des Affaires étrangères voit essentiellement quatre priorités à adresser :

  • La nécessité pour la communauté internationale de promouvoir plus de politiques de développement dans les pays africains, source principale de ces migrations ;
  • L’importance pour les Européens de prendre conscience de ce que les actions à privilégier doivent privilégier la partie frontalière méridionale de la Libye, point de passage privilégié pour les migrants, plutôt que la mer Méditerranée ;
  • L’impératif que consiste l’octroi de plus d’aides financières à la Libye, afin qu’elle puisse régler ses problèmes, en termes notamment de gestion des mouvements de déplacés internes et d’entretien des camps d’accueil des réfugiés ;
  • Le développement de politiques plus efficaces contre les trafiquants en tous genres, et le déploiement de plus de moyens en ce sens.

S’ajoute aux propos du ministre libyen le fait que, selon lui, l’Espagne n’ait toujours pas développé, pour l’heure, une politique digne de ses réels moyens en Libye. Présent certes par l’intermédiaire de la compagnie pétrolière Repsol, Madrid se voit cependant faire remarquer par M. T. Sayala que les Espagnols se font attendre sur d’autres domaines. Et que les Libyens comprennent d’autant moins leur retard que l’Espagne est perçue très favorablement, du fait notamment de son soutien à la révolution de Février-2011. Il suffirait pourtant que Madrid décide de rouvrir son ambassade à Tripoli en signe de bonne volonté, insiste ainsi le ministre libyen des Affaires étrangères. Et de préciser qu’il ne faudrait pas non plus que cette décision tarde trop.

L’impuissance libyenne

L’appel de M. T. Sayala est logique, et tout à fait compréhensible. En dépit de difficultés qu’il ne cache pas, le chef de la diplomatie libyenne sait que son pays traverse une phase critique, pendant laquelle il importe pour Tripoli d’obtenir le plus grand nombre de soutiens internationaux. Les réouvertures d’ambassades, dont 42 sont actives à ce jour, seraient un pas important en ce sens, puisqu’elles suggèreraient – même si cela venait à s’avérer factice – une capacité de la part du Gouvernement d’Entente nationale à faire prévaloir ordre et stabilité – à défaut cependant de souveraineté – sur une partie au moins de son territoire.

La Libye a cependant besoin de bien plus pour se gagner la confiance de ses pairs. Les points évoqués par le ministre libyen des Affaires étrangères sont tous fondamentaux pour la compréhension de la Libye ; mais ils s’accompagnent de la nécessité pour les Libyens, politiciens comme citoyens, de se mettre d’accord sur la nature des institutions dont ils souhaitent bénéficier. Or un tel accord nécessite, outre un texte de référence – tel que celui incarné à ce jour par l’accord de Skheirat (2015) -, la présence de structures de type étatique sur lesquelles bâtir un ordre réel. Celles-ci demeurent pourtant à ce jour inexistantes. Et elles en ajoutent aux difficultés qu’a le GEN à se gagner des soutiens conséquents à sa cause.

La Libye continue aujourd’hui à être un point d’intérêt pour les Occidentaux du fait de trois raisons principalement : l’impact de l’instabilité sur la sous-région et sur les questions de terrorisme ; l’importance et l’ampleur des questions migratoires ; la donne pétrolière. Mais cela ne compense pas le sentiment de perdition qu’ont beaucoup de pays devant la fragmentation poussée des paysages politique, militaire et social libyens. Et l’on demeure dès lors toujours en peine de trouver une sortie de crise pour un pays qui peine à fournir ne serait-ce que des standards basiques, et exploitables, de gouvernance. C’est dire combien la situation libyenne actuelle est amenée à perdurer. Et à quel point la population libyenne serait avisée de prendre son mal en patience, faute d’alternatives viables et concrètes. –

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